lundi 29 mars 2010

Relire Rostopchine

Je suis en train de relire, pour la première fois depuis au moins cinq ou six ans, la trilogie de la Comtesse de Ségur. Certains éléments me frappent maintenant qui ne m'avaient jamais fait réfléchir auparavant, et dont voilà une petite liste:

1) L'enfant-animal: les principes d'éducation de la Comtesse de Ségur semblent être fondés sur l'idée que l'enfant est plus ou moins une bestiole qu'il s'agit d'extraire à sa condition naturelle de bestialité. Sophie, à quatre ans dans Les Malheurs de Sophie, est un parfait petit chien de Pavlov qui après bien des déconvenues et mauvaises expériences répétées, passe par un processus d'habituation afin de devenir une 'petite fille modèle'. Le statut de personne lui est pratiquement refusé jusqu'à ce stade, dans ses paroles comme dans ses actes. Exemple type, la gamine encore sauvage mange du pain pour cheval. Cette assimilation fonctionne dans les deux sens; dans Les Vacances, c'est le chien Biribi qui est carrément assimilé à un jeune enfant, lorsqu'on le retrouve enfermé dans la buanderie après trois jours de recherche - Madame de Fleurville échaudée déclare alors qu'il faudra vérifier la buanderie avec attention, au cas où 'un animal ou un enfant' s'y serait laissé emprisonner. Les adultes finissent donc par devenir des dompteurs et des vétérinaires, canalisant les instincts animaux de leurs enfants par des châtiments corporels et psychologiques, principes phares de l'éducation de la Comtesse.

2) Couteaux, ciseaux et haches: les enfants de la trilogie sont en permanence armés d'objets coupants en tous genres, comme s'il leur fallait apprendre à utiliser correctement leurs griffes pour devenir adultes. Impossible de compter le nombre de ces objets, depuis le petit 'couteau en écaille' de Sophie (offert à la bambine à quatre ans... no comment) jusqu'aux 'cent cinquante haches et deux cents couteaux' que Paul et le commandant de Rosbourg laissent aux enfants 'sauvages' de l'île où ils ont échoué, en guise de remerciement et d'acte civilisateur. Sophie, typiquement, utilise de manière non-civilisée les objets contondants qu'on lui confie, coupant des petits poissons ou du blanc de l'argenterie avec son couteau en écaille. Ce n'est qu'avec l'aide des parents (M. de Traypi d'abord) que ces objets coupants adoptent une visée éducative et fédératrice, dans la construction de cabanes et de mobilier. Les petites filles modèles, de manière similaire, devront apprendre à utiliser correctement les petits ciseaux dorés de la merveilleuse boîte à ouvrage pour achever leur éducation.

3) Les menaces naturelles: moi qui gardais un souvenir très 'rousseauiste' de la trilogie, il semblerait qu'en fait la nature est très souvent présentée comme une menace pour l'enfant. Sophie et Marguerite craignent la forêt, dont un arbre, personnifié en animal dangereux, a failli être 'le tombeau' de Sophie et de Léon. Le nombre de vipères, de loups et autres vautours rencontrés chez la Comtesse est particulièrement abracadabrantesque. Il y a une contradiction assez subtile dans ce monde où l'enfant éduqué à la campagne (contrairement à l'ignoble Yolande Tourne-boule, -mal- élevée à Paris) est plus 'modèle' que tout autre, mais apprend à se civiliser en faisant face à son animalité pour mieux s'en débarrasser. Les livres regorgent de maisons dans les bois, créées d'ailleurs par les enfants comme par les adultes (la maison des Lecomte). La nature est essentielle au développement, mais doit être domptée, car contrairement à Rousseau, la Comtesse semble la présenter comme une force potentiellement menaçante. Un choix doit donc être effectué dans les qualités naturelles de l'enfant: Jean doit garder 'le courage du lion' qu'il a toujours eu, tandis que son frère Léon apprend à transcender son instinct de fuite, qui l'assimile au 'serpent'.

Le modèle d'éducation développé par la Comtesse dans la trilogie vaut largement celui de l'Emile en termes de développement, de profondeur et évidemment de possibilités de critique.

1 commentaire:

  1. Je n'ai pas les bouquins de la Comtesse sur moi et j'avoue que ça fait un bail que je les ai lus, mais ce que tu dis des petits ciseaux dorés et de l'animalité (ça éclaire pas mal le livre d'ailleurs, je n'y avais jamais pensé) m'a rappelé l'épisode des abeilles. Si je me souviens correctement, Sophie (et Paul?) se voit offrir un petit couteau décoratif, et ne trouvent rien de mieux à faire que de découper des abeilles en morceaux. Pareil pour les poissons.
    C'est amusant comme ce petit couteau, civilisé et inoffensif (car pour enfant) devient un instrument de cruauté.

    Ce que tu dis sur l'accès à la civilisation me fait aussi penser aux débuts de Sophie avec ses cousines ; il me semble que plusieurs fois elle se bourre de fruits / gâteaux, craignant qu'elle en serait privée quelques instants après, et se voit punie de ses excès à chaque fois. Elle doit vraiment dépasser le simple stade de la survie, ou du chacun pour soi pour se rapprocher de l'idéal de civilisation / de société que représentent ses cousines et Mme de Tourville.


    Ton article m'a donné envie de relire tout ça! :D

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