jeudi 2 février 2012

Littérature jeunesse: la très lente agonie de l'auteur

[Marche funèbre] [Minute de silence] - Chers amis, nous sommes réunis ici ce soir pour rendre hommage à quelqu'un qui nous était cher, l'Auteur, dont le décès soudain des mains de M. Roland Barthes, serial killer d'auteurs, nous a laissés orphelins...

REWIND

Depuis Barthes et son célèbre article sur la mort de l'auteur (1968) (et même avant, hein- je fais un peu ma franchouillarde en mettant tout sur le compte de ce bon Roland), chacun sait dans le microcosme de la critique littéraire moderne que l'intention et l'opinion de l'Auteur quant à son Oeuvre sont à la fois inconnaissables et indésirables.

En d'autres termes et à titre d'exemple, Sandrine Beau, t'as beau avoir écrit Des crêpes à l'eau que je suis en train d'analyser dans ma thèse de doctorat, eh bien figure-toi que ton opinion ne m'intéresse pas! Tu es le pire juge de ton oeuvre! Tes intentions n'ont aucune valeur à mes yeux! L'auteur est mort, vive le lecteur, comme dit l'autre!

Mais pas tout à fait. Car c'est là que le bât blesse: contrairement à notre pote Roland, j'étudie la littérature jeunesse (au cas où vous étiez pas au courant).

En critique de littérature 'adulte', il est désormais convenu que l'on ne dit pas 'l'auteur veut dire', 'l'auteur essaie ici de', etc, à moins de faire une analyse biographique, historique, ou psychanalytique (mais c'est fiévreusement démodé, très cher ami). A la place, on dit 'le texte communique', 'le texte tend ici à faire ceci ou cela': le texte, lui, a le droit de vouloir dire.

Cela permet une immense liberté analytique et une pratique véritablement créative de la critique. Oui, car avant, quand l'Auteur était vivant, c'était comme si le texte renfermait un Message que le lecteur devait déchiffrer, et ensuite c'est tout. Fermeture absolue du texte, clef dans la poche de l'auteur. Mais maintenant que l'Auteur a le bon goût de nous laisser tranquille, on crée quand on critique: on fait se rencontrer Shakespeare et Kant, on délivre Frankenstein du journal intime de Mary Shelley, et on décode Homère avec notre regard de maintenant, sans complexe. En littérature adulte, un bon auteur est un auteur mort.

Mais en littérature jeunesse tout est plus compliqué (et aussi beaucoup plus intéressant bien entendu) car à la base de la critique de la littérature jeunesse, comme je l'ai déjà dit ici, se trouve le notion que ce médium articule au niveau symbolique la relation adulte-enfant du point de vue de l'adulte. Un corollaire de cet axiome, c'est que c'est un médium traversé par un élan pédagogique (certains diront qu'il est irréductible). Ignorer volontairement l'intentionnalité de l'auteur réel, c'est donc peut-être se priver d'un axe important de notre pratique critique: notre intérêt pour la dimension éducative du médium qui en fait sa caractéristique. Cette dimension n'est pas l'apanage de l'auteur/illustrateur: elle est aussi modulée par les autres créateurs-médiateurs de l'oeuvre jeunesse: agents, éditeurs, designers, etc.

Evidemment, on peut faire une analyse critique du livre de jeunesse comme on le ferait en littérature adulte, en disant 'le texte dit' et en ignorant le créateur réel. C'est ce que je fais la plupart du temps, car par la faute de mon éducation traditionnelle, écrire 'l'auteur veut dire' fait mal à mon azerty.

Mais comme certains critiques du médium l'ont déjà noté, se dé-Barthésiser un peu bénéficierait sans doute à notre discipline. Parce qu'on n'étudie pas un livre pour enfants comme on étudie un livre pour adultes, et que le livre de jeunesse est un outil omniprésent d'acculturation, de socialisation et potentiellement de politisation d'une population dépourvue d'un très grand nombre de pouvoirs sur la scène publique (les enfants). Vu comme ça, est-ce une décision critique responsable que d'ignorer volontairement l'intention des auteurs et créateurs du livre jeunesse?

L'auteur pour adultes est mort et enterré (du moins jusqu'à la naissance de la prochaine contre-théorie), mais l'auteur jeunesse met beaucoup plus de temps à agoniser. Et peut-être est-ce là encore une différence bienvenue entre nous et nos collègues et néanmoins ennemis de la fac de lettres.

3 commentaires:

  1. hello,
    On parle toujours de soi. Et Barthes parlant de la mort de l'auteur, parle de lui-même et de son incapacité à écrire un roman (ce n'est pas idée très originale je sais, mais cela semble juste).
    Tiens ça me fait penser aux "grands" qui prédisent la fin du roman (Philip Roth) et du cinéma (Godard). Ils ne parlent que de leur propre fin, et il leur est insupportable (ce n'est pas conscient) que le roman et le cinéma leur survivent. On est entre mégalomanie et égoïsme. Lire un auteur parler de son travail, ou un critique, cela a souvent plus du symptôme que d'autre chose. Mais les symptômes sont intéressants hein ! je ne dis pas le contraire.Bon pour dire : prenons les avec des pincettes ces prophètes. Ils ne sont que des outils dans les mains de leurs auto-désignés héritiers pour asseoir une domination intellectuelle sur le champs littéraire. Ne les prenons pas trop au sérieux.

    Clémentine tu écris "c'est (le livre jeunesse) un médium traversé par un élan pédagogique"
    Je crois que cet élan pédagogique, moral, se trouve dans les romans adultes (Dostoïevski tiens et en fait tout le monde, même aujourd'hui même si c'est plus maquillé, et nié ; orwell : tout art est propagande).
    Il faudrait étudier la littérature adulte comme vous (universitaires) étudiez la littérature jeunesse :-)
    "le livre de jeunesse est un outil omniprésent d'acculturation, de socialisation et potentiellement de politisation d'une population dépourvue d'un très grand nombre de pouvoirs sur la scène publique (les enfants)"
    Les adultes aussi, non ? (ça cadre bien avec la définition hé !). Alors peut être que les livres adultes ont moins souvent ce rôle mais regarde Si c'est un homme. Regarde Camus. Ou même un garçon comme Franzen. (bon ok avant il y avait The Jungle et c'était autrement plus percutant et politisant, mais en France on a Lola Lafon, et j'ai des lecteurs qui me parlent sans cesse de l'aspect politique de mes livres).
    En disant que l'auteur adulte est mort et enterré, est-ce que tu ne contribues pas à l'enterrer pour développer une spécificité de la littérature jeunesse ? ou dit autrement : l'étude de la littérature jeunesse a t elle besoin de se construire par rapport (en prenant le contre pied) de la littérature adulte ? Est-ce que ce n'est pas rester encore dans une vassalité paradoxale ?
    Navré je suis peut être passé à côté de ce que tu dis (pas dormi de la nuit). Je n'ai peut être pas bien saisi. Oh et mon esprit de contradiction est hypertrophié :-)

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  2. Merci Martin pour ton commentaire. Le livre adulte est souvent didactique aussi, mais ce n'est pas le même rapport entre créateur et public. Dans le livre jeunesse il y a un déséquilibre entre l'auteur et le lecteur qui est à la racine du médium. L'enfant est culturellement, socialement et politiquement dans un rapport 'inférieur' à l'adulte (contrebalancé - ou justifié - par une 'nécessité' de protection). Ce n'est pas le même statut du texte. C'est le seul mode littéraire où auteur et lecteur se situent systématiquement sur une échelle des pouvoirs aussi déséquilibrée. Mais après, il y a des nuances (enfin, c'est ce que j'essaie de montrer dans mon doctorat ;) )

    Et oui, je pense qu'on a besoin d'une étude spécifique de la littérature jeunesse qui s'établisse parfois en prenant le contrepied de la littérature adulte, parce que jusqu'ici, justement, on a trop essayé d'employer les méthodes, les valeurs etc de la littérature adulte et de les 'appliquer' à la littérature jeunesse: pour moi ça ne marche pas, et c'est ça qui nous préserve dans un état de vassalité comme tu dis. Il faut maintenant voir en quoi c'est différent. Il y a aussi des points communs évidemment, beaucoup même, mais il ne faut pas avoir peur des différences.

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  3. ok, merci pour ces précisions :-)
    (comme auteur je ne réfléchis pas en ces termes, je veux dire, les enfants sont de fait dans un rapport """inférieur""", c'est vrai, mais c'est contrebalancé par le fait que mes livres pour enfants débutent par des idées auxquelles je tiens comme adulte, et qu'elles se retrouvent en litt jeunesse parce que mon éditeur adulte n'aurait pas publié mon histoire de conversation avec un gâteau au chocolat. Enfin je ne sais pas. C'est une question classique qu'on nous pose : écrivez vous pour les enfants comme pour les adultes. Je réponds toujours non, car consciemment je ne le fais pas, mais j'imagine qu'inconsciemment il doit y avoir une bascule. Je vais y réfléchir)

    je suis curieux de voir la suite

    (et qu'un jour on étudie la litt adulte comme la litt jeunesse ça serait intéressant)

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