mercredi 30 avril 2014

Mission Incorrecte: Représenter l'extrême droite dans la littérature ado

Chronique en forme de réflexions, ou réflexions en forme de chronique, à la suite de la lecture de l'excellent Bloc de Haine par Bruno Longchampt, chez - who else? - Sarbacane évidemment.

Bloc de Haine, ce sont des bribes de l'histoire d'Alex, 25 ans (parfois 17, parfois 7, parfois 21 au gré des flashbacks), qui vit pour l'instant en prison, ce qui n'est que très moyennement son truc, surtout depuis qu'on lui a collé dans sa cellule un codétenu 'bougnoule' et probablement 'pédé' alors que c'est précisément la haine qu'il porte à ces gens-là qui l'a mené en prison. Une haine qui s'est transformée en un acte de violence inouïe, un jour, apparemment sans préméditation. Enfin, sauf si l'on appelle 'préméditation' des années de sourd ressentiment, nourries par les journaux télé et les petites bagarres quotidiennes dans son quartier de Marseille, "un quartier malfamé perché sur une colline aux ruelles bourrées d'Arabes" (56).

Un sourd ressentiment nourri aussi par sa rencontre avec Julie, jolie, friquée, bien fringuée, très bien sous tous rapports, et membre du FN. Il la rencontre au soir du 21 avril 2002, s'étant incrusté par curiosité à la fiesta du parti. Aux côtés de Julie, il apprend qu'il est possible de raisonner, de structurer, de justifier, de politiser, d'articuler sa haine. Il a raison d'avoir la haine. Dans la grande maison des parents de Julie, on lui explique d'ailleurs que son nationalisme est beaucoup trop naïf: il ne va pas assez loin.
[Alex] - C'est un Antillais, le bonhomme. Pas un clandestin débarqué en bateau. Les Antilles c'est la France, non?... enfin, ce que je veux dire, c'est que ça n'a rien à voir avec les Arabes ou quoi...
- Antilles, Afrique: je ne vois que des nègres, moi. La même race! Non... Si tu savais le bordel que c'est, là-bas! On est loin de l'image de la glorieuse colonie que tu as l'air de te faire, mon grand! Les vieilles familles françaises souffrent, c'est terrible! Parce que c'est bien simple, les nègres en veulent aux Français de faire vivre l'économie de leur petite île, d'avoir du patrimoine. Ben merde! Ils croient quoi, les bamboulas? Si on n'était pas là, ils crèveraient la dalle...
La représentation des idées d'extrême droite dans la littérature jeunesse se fait souvent de manière maladroite. Didactique, gnangnan, politiquement corrects, ce sont souvent des livres qui cherchent à prôner le vivre-ensemble, l'acceptation de tous, et à dénoncer les méchants pas beaux qui pensent mal. Je ne vais pas citer de titres, mais lors de mes recherches en littérature jeunesse engagée j'ai rencontré beaucoup de livres comme ça, gentillets et bien-pensants. Des livres qui n'osent pas donner directement la parole aux fachos, qui n'osent pas répéter certains mots, et qui, s'ils le font, s'arrêtent en route pour revenir sur ce qu'il s'est dit: "c'était pas bien, hein, ce qu'il a dit le monsieur?". Bruno Longchampt ne fait jamais ça. Alex et les autres balancent tout ça, et c'est tout.

Je me suis senti une grande affinité avec ce parti pris. Quand j'ai écrit La pouilleuse, l'une de mes stratégies était de répéter tels quels les discours que j'avais entendus quotidiennement lors de ma prépa à Henri-IV. Des discours violemment classistes, racistes et homophobes, par des ados de dix-huit ou dix-neuf ans qui ne voulaient pas qu'on touche à leurs privilèges. Mais je voulais que ce soit sans commentaire; ce sont des discours qui se suffisent à eux-mêmes.

Dans la littérature 'pour adultes', ce type de parti pris est extrêmement fréquent. En littérature jeunesse, c'est beaucoup plus rare, parce qu'on pense souvent que "l'enfant" ou "l'ado" est incapable de meubler ces silences de ses propres commentaires.

Ce n'est peut-être pas sans raison. Une critique de La pouilleuse sur Internet, par une ado de quatorze ans, disait: "J'ai détesté ce livre. C'était horrible, l'auteur est atrocement raciste." Narrateur, auteur - où est la frontière? Peut-être que ce n'est pas si évident que ça quand on commence à peine à se frotter à la lecture. Après tout, à quatorze ans, j'avais eu de sérieux doutes quant à la possibilité d'écrire un livre comme Lolita sans être soi-même un pédophile chevronné.

Mais évidemment, tant qu'on ne se confronte pas à ce genre de textes, on n'apprendra jamais à négocier ces non-dits, à se faire son opinion.

Bloc de Haine est l'un de ces très rares livres pour la jeunesse qui parvient à mettre le lecteur dans un état d'inconfort et de malaise profond. Il ne 'parle pas de' l'extrême droite, ce n'est pas un livre 'sur' les thèses du FN, ce n'est même pas 'une étude de cas d'un jeune qui se radicalise'. C'est un roman à thèse, bien sûr, un roman engagé, dans le sens sartrien du terme - c'est-à-dire un roman qui force le lecteur à prendre position, non sans violence, mais avec un immense respect pour le jeune lecteur. 

Un jeune lecteur traité comme quelqu'un qui n'attend pas forcément des réponses, mais qui veut qu'on lui fournisse les données du problème, sans tricher. Les données du problème, quand il s'agit de l'extrême droite, c'est un certain vocabulaire, qui diffère d'ailleurs selon qu'il est public ou privé; ce sont certaines situations, certaines personnalités, une certaine évolution personnelle et sociale. 

Les données du problème, c'est aussi le fait qu'il est naïf de penser que tout peut se régler si on dit pardon ou si on regrette, ou qu'il est facile de vivre avec les autres si on y met du sien. Les autres, c'est toujours infernal.

Beaucoup trop de textes pour enfants et adolescents cherchent à dénoncer les idées extrémistes mais en éludant complètement ce qui en constitue les éléments centraux. Bloc de Haine montre parfaitement le respect qu'on peut avoir, en littérature ado, pour la capacité du jeune lecteur à prendre possession de ces éléments, sans commentaire. 

mercredi 23 avril 2014

Entre deux chaises: petits dédoublements quotidiens

Je viens de finir un article universitaire sur Matilda. En gros, je n'en dis pas du bien. Oh là! non pas du tout.


Je vais pas vous dire pourquoi, mais c'est une critique idéologique du livre qui s'inscrit dans mon nouveau projet de recherche. En général, ça m'est égal, en tant qu'universitaire, de dire 'du mal' des livres - ce n'est pas vraiment 'du mal', après tout, c'est une critique argumentée et étayée qui est censée faire avancer la recherche. Oui, mais là, le problème, évidemment, c'est que je me souviens que ça, c'était moi, il y a une quinzaine d'années:


Ben oui, comme beaucoup d'intellos bobos universitaux accros aux bouquins, j'étais une mini-Matilda qui à la fois jalousait et adorait la surdouée la plus célèbre de toute la littérature jeunesse. Donc j'écris mon article, blablabla, livre idéologiquement problématique, sous-tendu par des valeurs profondément ceci et cela, et tout le temps il y a mini-moi qui me donne des coups de coude pour me dire:


Hého, je réponds, la ferme pour voir? C'est pas parce que je critique que j'aime pas, hein! Oui d'accord la critique est sévère, mais...


... mais n'empêche que bon, c'est vrai, si on est un minimum honnête en tant que chercheur, les critiques qu'on fait à un livre ont un impact direct sur notre appréciation du livre, évidemment. Evidemment que je ne peux pas me permettre à la fois d'idolâtrer le bouquin et d'expliquer avec sincérité pourquoi il est hautement douteux.

Et puis ensuite, quand on critique un livre et qu'on est aussi auteur jeunesse, il advient un deuxième problème: le retour culpabilisant sur ses propres productions littéraires. Cette fois c'est l'esprit de Roald Dahl lui-même qui vient me sermonner (sous la forme d'une imitation assez mauvaise du dessin de Quentin Blake) :





Normal. On critique, on critique, et puis tout à coup on se dit ohmerdalor, mais je fais exactement la même chose! moi aussi problème idéologique machin truc! moi aussi valeurs transparentes naturalisée normalisées! mékelconne! 


Alors du coup la fois d'après, c'est l'inverse. J'écris mon manuscrit de bouquin pour enfants, trankil, on est relax, ça va nickel, ça se passe bien et soudain... mon surmoi universitaire se joint à la fête pour me dire fais pas ci fais pas ça, tu entres pile dans tout ce que tu dénonçais ce matin quand tu écrivais cet article tu te souviens? hein?

En général, la réponse ne se fait pas attendre:


Exercice quotidien de dédoublement de la personnalité, donc - écouter le mini-moi dans certaines circonstances et pas dans d'autres; essayer de faire en sorte que l'auteure et l'universitaire ne se croisent jamais au détour d'un couloir, sauf si nécessaire. En général, c'est un compromis qui ne se fait pas sans un petit peu d'auto-violence:


Mais sinon, ça va, je me soigne. Enfin, on se soigne. Toutes les deux. Trois. Huit.

Et vous, vous êtes combien?

mercredi 16 avril 2014

Il était une fois une fille qui n'avait pas mis son blog à jour depuis presque un mois

Oui, oui, I know! C'est juste que, je t'explique, d'abord j'étais en vacances dans le nord, à Manchester et ses environs:

oh le beau temps
Ensuite j'étais en vacances en France pour l'anniversaire des 90 ans de mon grand-père:
avec plein de grenouilles
Ensuite c'était le Cambridge Literary Festival, où j'ai rencontré plein de petits zenfants et leurs parents:

moi en train de torturer publiquement des petits lecteurs

z'ai fait un bô dessin
Oui paske les amis, c'était notamment pour célébrer la sortie de mon tout joli Scam on the Cam, le dernier tome des aventures de Sesame Seade!

juste trop magnifique, #quedubonheur
Donc voilà pourquoi mon blog angliche a reçu un peu plus d'attention récemment. Cependant, j'ai trouvé cinq secondes pour écrire un billet de blog en cette triste et joyeuse semaine. Joyeuse, parce qu'il y a du soleil en Anglicheland! Triste, parce que c'est la semaine de l'anniversaire de la mort de ces deux-là:

une petite pensée en forme de guili-guili au chignon










Où en étions-nous? Ah oui. Donc comme je disais, il y a quelques petites nouvelles par-ci par-là. Des nouvelles chroniques pour Comme des images, dont une lecture commune à l'ombre du grand arbre, et puis d'autres par ici:

La littérature jeunesse de Judith & Sophie, 11/03/2014: “Il n’est jamais question de matraquer les ados en leur disant qu’internet c’est le mal. Il s’agit au contraire d’une invitation à la réflexion pour éviter ces situations extrêmes mais de plus en plus fréquentes. Ce roman, c’est aussi des questionnements d’adolescents : des envies d’une autre vie, des personnalités qui se cherchent, des actes irréfléchis, des amours, des amitiés, la pression des études (ici on est au lycée Henri IV à Paris qui forme l’élite de la société)…Ce roman, c’est aussi une fin. Une fin qu’on attend du fait des apartés de la narratrice sur le parcours qui l’a menée dans cet hôpital, mais une fin qu’on n’imagine pas, une fin qui dénote en sortant du fil conducteur de l’histoire tout en étant son dénouement le plus innatendu.”
3 étoiles, 12/03/2014: “Un roman hypnotique et moderne qui décrit avec justesse et intelligence certains travers de la société, les affres de l’adolescence, l’ingérence humaine : le cri primal de l’injustice, le premier non. Enorme premier ***coup de coeur*** roman 2014″.
Sophie lit, 13/03/2014: “J’ai été profondément touchée par le récit de Clémentine Beauvais qui parle d’éléments déclencheurs dans une vie, de prise de conscience, de victimes collatérales, d’amitié manipulée, d’amours adolescentes dans un casse-tête au dénouement tragique.”
Librairie Payot de Genève, mars 2014:
coupdefoudre 
L’ouvre-livres, 14/03/2014: “Mêmes vêtements de luxe, même tennis Bensimon et surtout, surtout : même avenir, même futur formaté, même parcours prévu. Tout est déjà gravé dans la pierre du prestigieux établissement….Ce roman traite de sujets contemporains avec une intelligence qui vous saute à la figure à chaque chapitre. Rien n’y est mièvre ou pleurnichard. Sans pathos, mais avec pleine conscience de notre époque, Clémentine Beauvais nous offre un texte subtil, vrai et dramatiquement probable. Lu en un soir et une pause-déjeuner, dévoré mais pas près d’être digéré.”
La mare aux mots, 14/03/2014: “Souvent dérangé (mais ça fait du bien, parfois, d’être un peu bousculé), on assiste à des scènes parfois dures, parfois violentes. Clémentine Beauvais nous raconte la jeunesse des quartiers huppés, dans lycées aux taux de réussite au bac proche des 100%”.
Livresse, 15/03/2014: “Mais de quoi s’agit-il ? Comment un petit livre de deux cents pages peut-il susciter un tel émoi ? Parce qu’il est criant de vérité, parce qu’il véhicule des messages que chaque adolescent devrait recevoir en son sein.”
Livresquement, 21/03/2014: A l’image de sa première phrase d’accroche, l’ensemble du livre est incroyablement prenant. Une fois commencé, croyez-moi, vous ne le lâcherez plus !
CRDP de Paris, 31/03/2014: “Une fois de plus les réseaux sociaux sont mis en cause. Quelle part d’intimité peut-on y dévoiler ? Que faire en cas de violation délibérée de son intimité ? Comment Léo va-t-elle s’en sortir ?Jusqu’à la fin le lecteur croit le savoir. Pourtant il se trompe, l’auteure a choisi de brouiller les pistes pour le surprendre. Un roman qui met en scène des adolescents déshumanisés par leur milieu social. Un regard sur la vie qui changera peut-être les idées reçues.”
Croque les mots, 31/03/2014: “Comment une intrigue aussi simple peut être autant frappante ? Pourquoi un tel sujet nous touche autant ? Peut-être parce que nous sommes la génération touchée en plein coeur…. Ce petit livre est énorme par son fondement. L’auteure a un style qui sait nous toucher profondément, qui sait nous concerner, et surtout : Qui sait se moquer de nous. Je ne m’attendais pas à ce que l’histoire prenne une telle tournure. J’ai été tellement perturbée par cette fin, ces derniers pages qui ont su me rendre bouche bée, et me faire refermer le livre avec pour seule parole le silence. Cette fin géniale.”
Mirontaine, 09/04/2014: “Beaucoup de pertinence et d’intelligence dans ce roman qui au-delà de l’intrigue met en scène des dialogues percutants, vifs avec des références intertextuelles puissantes. A mettre sur toutes les tables de CDI, de chevets, sur les paillasses des salles de science.”
Aziquilit, 15/04/2014: "Le mal-être des adolescents, les dérives des réseaux sociaux, l’estime de soi sont les thèmes abordés par ce magnifique roman."

Je suis parfaitement estomaquée du nombre et de l'intensité des réactions à ce livre, et je remercie encore les blogueurs et blogueuses très très bas jusqu'à en toucher la moquette avec le bout de mon nez. 



Sinon, j'ai des petits truczéchoses en préparation, à divers degrés de probabilité. En vrac:
  • une application d'album pour iPad (probablement)
  • des vrais albums (peut-être)
  • un livre déjanté pour 8-11 ans (probablement)
  • un roman pour adultes sombre et psychologique avec un vrai message social et politique candidat au prix Goncourt de l'année prochaine (pas du tout)
Je vais promis écrire des billets un peu plus consistants sur ce blog bientôt, car je sais que vous mourez tous d'impatience de lire des trucs compliqués de théorie littéraire philosophico-masturbatoire au lieu de regarder des photos de ma bobine et des autoportraits mal dessinés sur des post-it. En attendant, je retourne à un article que je dois finir pour bientôt.

Bises à tous,

Clémentine