jeudi 25 juin 2015

Lettre ouverte aux éditeurs de romans classiques (tl;dr: ARRETEZ DE NOUS LES SPOILER, PUTAIN!)




Warning: Gros Mots.

Chers messieurs (et quelques rares dames) de chez Gallimard, Garnier-Flammarion, Pocket, Folio et compagnie, qui rééditez des classiques de la littérature française avec des jolies notes, des belles introductions, des contextualisations historiques et des quatrièmes de couverture,

Je suis votre coeur de cible. Je lis des classiques, beaucoup, vite, et pour le plaisir. Je suis prête à débourser 8€50, 9€50, 12€50, or more, pour pouvoir lire L’Assommoir ou Le Grand Meaulnes en l’agréable compagnie de vos notes de fin et de bas de page. Comme je suis moi-même universitaire, j’ai beaucoup de patience et de respect pour vos commentaires, explications et extrapolations, et je les lis religieusement. La plupart du temps, c’est très utile.

Exemple d’une note (plus ou moins) utile.

Mais une fois de temps en temps, salopard d’éditeur, j’ai envie de t’entailler la face à coup de livre de poche.
Pourquoi? Parce que:
 
POURQUOI, ESPECE DE BATARD, TE CROIS-TU SI SOUVENT OBLIGE DE ME SPOILER L’INTRIGUE???

Je ne lis jamais ta préface, ton introduction et ta postface avant de lire l’histoire elle-même. Je sais qu’il est normal d’y trouver des spoilers, donc je me garde ça pour la fin. Mais les notes de bas de page et les notes de fin, putain, on est censé les lire en même temps, non? espèce de naze. Pourquoi, pourquoi, pourquoi y mettre CECI:

LE TRUC EST GENRE PAGE 30

[J’ai bloqué les noms histoire de pas vous spoiler, vous, parce que moi je suis gentille pas comme ces salauds]

ET CA??????????????????

note gaiement rédigée à l'époque de lecture

ET LA PUTAIN J'ETAIS DANS L'EUROSTAR EN LISANT CA J'AI CRU QUE J'ALLAIS ETRANGLER MON VOISIN

EUROSTAR ANGER

ET ATTENDS, ATTENDS, sérieux - tu me fous CA sur la QUATRIEME DE COUV????


SALOPARD

Tu sais ce qui m’énerve le plus dans cette pratique dégueulasse? C’est que tu montres au monde que tu n’es qu’un gros con de snob. Et que les conséquences de ton gros con de snobisme sont désastreuses pour l’accès de tous à la littérature classique.
Pourquoi? Pour les raisons suivantes:

1) Tu penses comme un gros con de snob que l’intrigue, c’est pour les ploucs.


Moi aussi je suis snob, dans le sens où je pense aussi, comme toi, que ces histoires-là (et leurs équivalents contemporains) sont ce qu’il y a de plus beau, de plus profond, de plus significatif et de plus enrichissant au monde. Moi je pense comme toi que c’est une des merveilles et des délices de l’existence. Je te confirme donc que je suis comme toi une snob.

Seulement je suis aussi une lectrice de ‘paralittérature’, de romans policiers, de comédies, de BD et de tous ces trucs que toi tu lis pas vu que t’es un encore plus gros con de snob que moi. Et je sais ce qui se passe dans ta tête. Ce n’est pas assez pour toi d’être snob au point de n’aimer QUE les classiques. Il faut aussi n’aimer QUE les classiques QUE pour le langage. Pas pour l’intrigue. L’intrigue, c’est pour les gens qui regardent Les ch’tis à Miami. L’intrigue, ce n’est qu’un truc déplaisant qui se met en travers de, ou à la rigueur offre un prétexte pour, La Langue.

Oh oui bien sûr ils se marient à la fin/ elle meurt/ il la rejette/ elle se venge mais ça n’a aucune espèce d’importance. J’espère quand même que vous ne lisez pas ce livre pour ce qui s’y passe??? Ce qui est intéressant ce n’est pas le mariage, c’est-la-manière-dont-le-mariage-est-subtilement-évoqué-par-des-métâphôres.


Et VLAN tu spoiles car spoiler est un moyen de faire passer le message suivant au lecteur: message essentiel: lecteur, tu voulais lire ‘pour l’intrigue’? Ben non tu peux pas. C’est pas bien. Faut pas. Bam tiens prends-toi l’événement final dans ta gueule alors qu’il te reste trois cents pages.

Cher éditeur, laisse-moi t’apprendre une chose: en faisant ça tu n’es qu’un réac débile et en plus fermement en retard sur les cinq dernières décennies de critique littéraire. Il est fini le temps où on pensait qu’il pouvait y avoir détachement du ‘fond’ et de la ‘forme’, de ‘l’intrigue’ et de la ‘langue’. Tu n’est qu’un abruti si tu penses que l’une a moins d’importance que l’autre.

‘Lire pour l’intrigue’ ça n’existe pas. On ne lit pas Aurélien ‘pour l’intrigue’. Si on est parti dans Aurélien, on est parti dans une expérience de lecture qui est compacte et cohérente et passionnante et où la langue, la caractérisation des personnages et l’intrigue ne font qu’un. Tu me spoiles l’intrigue, ben tu me spoiles le reste. Je te hais.

2) Tu penses comme un gros con de snob que ‘tout le monde sait’ que X ou Y se passe dans tel ou tel classique.


J’ai un bac+7 et j’ai lu plusieurs milliers de livres dans ma vie. Je lis quotidiennement des articles universitaires qui mentionnent en les spoilant tout un tas de classiques (pratique totalement acceptable dans un article universitaire; on sait à quoi on s’expose). Je parle quotidiennement à des gens qui sont de gros lecteurs.

Eh bien NON, je ne savais pas que dans un immense classique de la littérature française lu récemment, l’héroïne mourait. Dingue, hein? Toi tu devais le savoir à la naissance, je sais pas comment t’as fait, mais moi non, j’avais réussi à esquiver l’info.

J’aurais bien aimé qu’après 26 ans à esquiver l’info, tu ne me la spoiles pas 2 HEURES AVANT que j’en fasse moi-même la connaissance. Tu fais chier putain.

3) Tu veux montrer comme un gros con de snob que t’arrives bien à trouver les moments du texte qui sont des allusions à la fin du texte.


Putain coco, t’as fait hypokhâgne/khâgne/Normale/Agreg de lettres, et t’es capable de voir que dans la description d’une bouteille de parfum ‘à la senteur toxique’, il y a une allusion discrète à un suicide au poison? Mais t’es trop un génie mon gars. Franchement je vois ça je suis là “OUAH LE MEC QUOI! COMMENT IL A DEVINE!!!!???”

En fait on est d’accord t’as rien deviné du tout, t’as lu le bouquin et ensuite t’es allé chercher les ironies tragiques et autres signes annonciateurs. C’est très bien, c’est ce qu’il faut faire. En effet, ça ajoute du relief à un roman quand on comprend comme l’auteur prépare subtilement la fin au début.
J’AI DIT SUBTILEMENT
T’AS VU EN FAIT QUAND L’AUTEUR IL MET DES PETITES ALLUSIONS
EN FAIT A PRIORI IL VEUT PAS VRAIMENT
VRAIMENT
QU’ON DEVINE TOUT DE SUITE
L’AUTEUR IL EST PAS CON IL VA PAS S’AUTO-SPOILER
TOI T’ES CON PAR CONTRE
Maintenant je vais te donner une stratégie géniale pour ne pas spoiler: au lieu d’indiquer en page 43 que tel élément est un signe annonciateur de l’événement qui se passe en page 529, tu peux attendre la page 529, et là tu te défoules, mon chou: là tu mets une note de bas de page en disant ‘moi je sais! Moi je sais! en fait on savait ça déjà en page 43 tu te souviens? C’était une petite anticipation très intelligente!’ et là moi je retourne page 43 et je me dis ‘ooooh! C’est vrai! C’est chouette! Merci, j’avais pas remarqué,’ et je te fais un bisou.

Au lieu de t’envoyer mon poing dans la gueule.

EN RESUMé:
En spoilant l’intrigue, cher éditeur, tu envoies le message suivant aux lecteurs:
- Ils ne doivent pas lire des classiques pour l’intrigue.
- Ils doivent déjà connaître les classiques avant de les avoir lus.
- Ils doivent remarquer en lisant les éléments qu’on peut seulement remarquer en relisant.
En gros, ton lectorat, c’est pas moi et d’autres, c’est juste toi et tes potes. Des gens qui ont un peu de sérieux s’il vous plaît, qui étudient un texte et s’intéressent à ce qui t’intéresse.

Et ce qui me désole le plus, c’est que comme un gros con de snob, tu t’en fous que cette pratique soit rédhibitoire pour des lecteurs curieux.

Il y a des gens qui voudraient lire sans doute des classiques mais qui ne se reconnaissent pas dans les messages, dans l’idéologie implicite de lecture, que ce genre de notes de bas de page envoient. C’est une philosophie qui ne leur correspond pas et ils se sentent exclus. Moi je me sens exclue quand je lis une note de bas de page qui spoile, parce que j’ai l’impression que tu me dis que tu veux pas de moi comme lectrice. Tu as une idée très claire du lecteur que tu veux; c’est pas moi.

Tu devrais me choyer, me chouchouter et me gâter, et respecter mon mode de lecture, parce qu’il n’y en a pas des tonnes de gens, de nos jours, qui vont acheter tes rééditions de classiques. Au lieu de mépriser les gens qui passent d’un Dan Brown à un Zola (j’adore les deux), et de ne vouloir QUE les gens qui ne lisent QUE du Zola, tu devrais encourager cet éclectisme.

Mais comme tu es bête, mou et ventripotent, et que tu as très intelligemment cartographié tout le système de résonances dans L’éducation sentimentale, tu préfères t'aliéner une grande partie de ton lectorat potentiel.

Ton lectorat?
Ah non merde, c’est même pas ton intrigue que tu spoiles. C’est celles de Zola, Proust, Flaubert, Maupassant, Stendhal, etc.
Si j’étais eux, tain, j’aurais les boules.

Cordialement,

Clémentine

P.S. Spoiler: le vieil universitaire cacochyme meurt à la fin. Dans d’atroces souffrances.


lundi 22 juin 2015

Ambassadeur/drice de la littérature jeunesse: Une idée à piquer aux Anglais?

Je suis la première à me plaindre de beaucoup de problèmes dans la vision qu’ont les Anglais de la littérature jeunesse actuellement et la production qui s’ensuit, mais il faut bien leur reconnaître une chose: pour eux, la littérature pour enfants compte énormément. Quel autre pays au monde aurait fait référence à tant de classiques du livre jeunesse lors de sa cérémonie d’ouverture des J.O.? Même si l’âge d’or du livre jeunesse anglais est, selon moi, bel et bien passé, la Grande-Bretagne conserve un respect particulier pour les auteurs, illustrateurs et livres pour enfants.

exemple d'auteure jeunesse britiche, pris totalement au hasard

Et l’une des belles inventions de ce pays-là, c’est le Children’s Laureate, un poste créé par l’auteur Michael Morpurgo et le poère Ted Hughes il y a déjà plus de quinze ans. Le Children’s Laureate, c’est un/e auteur/e ou illustrateur/trice jeunesse qui, pendant deux ans de ‘règne’, devient ambassadeur/drice de la littérature pour enfants dans le pays.

Pour être élu/e, il faut être célébrissime: voici la liste des Laureates jusqu’à nos jours:

1999–2001:  Quentin Blake

2001–2003: Anne Fine

2003–2005: Michael Morpurgo

2005–2007: Jacqueline Wilson

2007–2009: Michael Rosen

2009–2011: Anthony Browne

2011–2013: Julia Donaldson

2013–2015: Malorie Blackman

Le nouveau Children’s Laureate, l’illustrateur Chris Riddell, a été élu le 9 juin dernier. Le poste est payé £15 000 par an, grâce aux sponsors (publics et privés); ce n’est pas énorme et constitue plutôt une sorte d’indemnisation, car pendant ces deux années le Laureate ne va pas pouvoir beaucoup écrire ou illustrer: son rôle est de représenter ses collègues, et la littérature jeunesse en général, dans les médias et sur le terrain - en intervenant dans les écoles, en participant à des jurys de concours, et en lançant des ‘campagnes’.

Chris Riddell, l'actuel Laureate (Wikimedia Commons)

Attention, il n’est pas question de faire sa propre pub; de toute façon les Laureates sont bien trop connus pour avoir besoin de s’autopromouvoir. Le but est véritablement de soutenir le travail des créateurs/trices, des maisons d’éditions et des libraires et bibliothécaires, en se servant d’une figure de proue aussi connue que charismatique.

Chaque Laureate a, en général, une ‘campagne’ qui oriente son règne. Malorie Blackman, la précédente Laureate, promouvait par exemple en particulier la littérature pour ados. Julia Donaldson, avant elle, avait fait campagne pour les bibliothèques, Anthony Browne pour le dessin.

L’élection de chaque Children’s Laureate est un événement médiatique d’une importance considérable. La nouvelle est dans tous les médias. Le ou la nouvel/le ambassadeur/drice est amplement interviewé/e, et son emploi du temps de ministre pour les 2 prochaines années commence directement à se remplir.

Imaginez ça chez nous (enfin, chez vous, parce que moi, j’habite en Angleterre…):

Claire Chazal, JT de 20h: Timothée de Fombelle, bonsoir!
T de F: Bonsoir!
CC: Vous venez d’être élu Ambassadeur de la Littérature Jeunesse en France. Qu’est-ce que ça fait de prendre la succession de Susie Morgenstern, Pef, Marie-Aude Murail et Rébecca Dautremer, entre autres?
T de F: Je suis très ému qu’on m’ait confié une telle responsabilité, et je veux d’ailleurs rendre hommage au travail de mes prédécesseurs, grâce à qui nous avons désormais acquis un Ministère de la Littérature Jeunesse, une statue géante de Marlaguette place Vendôme, et des subventions considérables aux auteurs et illustrateurs jeunesse ainsi qu’aux éditeurs.
CC: Quelle sera votre campagne en tant qu’Ambassadeur?
T de F: Je militerai pour la création d’un arbre-monde plein de bouquins dans toutes les villes de France, dans lequel aller se réfugier pour bouquiner quand on en a ras le bol d’entendre parler de l’Etat Islamique et du FMI. 
CC: Comment allez-vous gérer tous vos nouveaux dossiers?
T de F: Il est déjà prévu que j’embauche Nathan Lévêque et Audrey Tribot pour m’aider.
CC: Très bien. Nous sommes rejoints dans ce studio par le petit Jean-François Copé, de la ville de Meaux, qui voudrait que vous lui lisiez Tous à poil en faisant des voix différentes.
T de F: Avec grand plaisir.
Ce serait quand même plutôt très cool. Je vous laisse méditer ces bonnes paroles, et on se retrouve de l’autre côté de la crise financière/ existentielle/ climatique pour en discuter plus sérieusement avec les autorités compétentes. (Faut garder espoir dans la vie.)

Bises bruineuses d’un Cambridge tropical!