lundi 6 juin 2016

La pizza qu'on croyait avoir ratée, et en fait non

(NDLR: Cet espace est gracieusement prêté par l'auteure de ce blog à Mireille Laplanche, qui se trouve avoir une recette à raconter.)

Che-è-r-e-s fans de recettes légères et quasi sans gluten,

Voici un nouvel épisode inopiné dans nos aventures cuisinières (nous, c'est moi, Astrid et Hakima, évidemment), après l'histoire de nos boudinesques réalisations dans un certain livre. Cet épisode inédit s'intitule La Pizza Qu'on Croyait Avoir Ratée, Et En Fait Non (LPQCAREEFN)

L'histoire commence ainsi.

L'autre jour, j'escorte Maman (précédée de quarante-sept minutes par son ventre ultra-enceint) dans un magasin de meubles design parfaitement boring où il est indispensable qu'elle achète, paraît-il, un lit à bascule de fabrication finlandaise pour l'enfant à naître. Le lit à bascule, je précise, doit basculer de droite à gauche et non d'avant en arrière; dans le premier cas, comme il a été prouvé par la Science Pédiatrique, à laquelle Maman a eu accès sous forme d'un article dans Madame Figaro, Jacques-Aurélien sera stimulé intellectuellement de multiples manières. Dans le second cas, c'est reflux gastrique assuré, et il faudra faire appel aux légions de tout petits pompiers turquoise qui, selon la pub, sont en mission permanente dans toute bouteille de Gaviscon.

Bref, tandis que ma mère calcule avec un rapporteur en plastique et une application iphone pour parents hyperanxieux l'angle de bascule du lit à quatre cent dix euros qui durera tout au plus six mois (à moins que le petit frère se révèle faire la taille d'un Playmobil, ce qui m'étonnerait étant donné la circonférence actuelle de sa génitrice), je fais le tour de ce magasin design et tombe en arrêt devant un étalage tout à fait inattendu de coupe-pizzas:


Des coupe-pizzas en forme de vélos. Oui, mesdames et messieurs! En d'autres termes, des coupe-pizzas avec mon nom écrit dessus, ainsi que ceux de mes deux co-boudinettes. Un véritable autel à notre sportivité et à notre gourmandise.

Illico, je photographie l'étalage, en prenant soin de cadrer les mugs kitschissimes juste dessous qui mettront sans doute Astrid en extase, et j'expédie ça aux deux intéressées. L'effet est immédiat: alerte orange inondations, on signale trois paires de glandes salivaires suractivées dans Bourg-en-Bresse.

Il est impératif, m'annonce un texto d'Astrid, qu'on aille manger une pizza immédiatement, avec ou sans coupe-pizza en forme de vélo.

Hakima, qui met un peu plus de temps pour répondre parce qu'elle s'habitue à son nouveau smartphone que ses parents ont accepté de lui acheter si elle promettait de ne pas 'écrire des M&M's à des garçons', ajoute à notre conversation: 'J'ai trop trop envie d'une pizza aux hanches.'

Moi: 'Comme je te comprends, Hakima! moi aussi, je rêve d'une pizza drapée sur mes hanches, d'une autre roulée autour de mon cou, d'une calzone en guise de petit bob, et enfin d'un soutien-gorge en pizza, gracieusement dentelé de fils de mozzarella.'

Hakima: 'aux anxieux.'
Hakima: '!!!'
Hakima: 'anchois'

Preuve qu'Hakima, 1) a encore du mal avec la saisie intuitive, 2) partage avec les Tortues Ninja un amour inexplicable pour les pizzas entièrement gâchées par la présence de minuscules poissons ultra salés et pleins d'arêtes.

Astrid: 'on se retrouve à Quatro fromagi dans 10 min?'
Moi: 'je peux pas, ma mère achète un lit microscopique à bascule.'
Astrid: 'dans 20 min?'
Moi: 'ça risque d'être long, elle est en train de le démonter pour voir s'il y a des petites parties susceptibles d'être avalées'
Hakima: 'dans 30 min?'
Moi: 'j'ai une meilleure idée'
Astrid: 'oh non -_-'
Hakima: 'qu'est-ce que ça va être encore'
Moi: 'On se retrouve cet aprem et on FAIT une pizza!'

Pas de réponse.

Moi: 'Avec nos petites mains!'

Silence dans les ondes. J'observe Maman, à plat ventre (enfin, à rond ventre) par terre, gratter avec un scalpel de médecin légiste le pied antérieur gauche du lit à bascule, puis déposer délicatement l'échantillon dans un tube à essais d'où s'échappent de petites fumées violettes; le précipité obtenu lui confirmant l'absence de quelque particule toxique dont il est à la mode de s'effarer en ce moment, elle hoche la tête avec satisfaction.

Moi: 'alors??? bonne idée ou pas???'
Astrid: 'sinon chez qatro formaggi la fiorentina est à 8 euros'
Moi: 'Astrid, tu manques de motivation intrinsèque. Hakima, elle, est folle d'impatience.'
Hakima: 'bof'
Moi: 'erreur de saisie, Hakima, tu voulais dire "ouéééé trop hâte!!!". Allez, chez moi à 17h, ou sinon!'
Astrid: 'sinon quoi'
Moi: 'sinon Nicolas Sirkis mourra.'
Astrid: '!!!!!!!!!!!!!!!!je te déteste'
Moi: 'dans d'atroces souffrances'
Astrid: '!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!'
Hakima: 'c'est pas sympa Mireille, tu sais combien elle est supermarché'
Hakima: 'supertendue'
Hakima: 'superstar'
(et ainsi de suite, jusqu'à 'superstitieuse', six semaines plus tard.)

Donc à 17h, Hakima et Astrid arrivent au Palais Laplanche-Dumont, où, lovés sur leur canapé, ma mère et Philippe gloussent bêtement au-dessus d'un gros livre de prénoms fleuri de mille petits post-its multicolores. Dans la chambre à côté, qui était auparavant une chambre d'amis assez grande pour y caser une piste de roller-derby et qui est désormais reconfigurée en chambre de bébé (treize caméras de surveillance, un G.I. en camouflage déjà en poste près d'une babysitter parlant roumain, catalan, mandarin et espéranto), le chat Babyboule et le chien Chatounet, à ma grande satisfaction, se font griffes et dent sur le lit finlandais à balancement optimal.

- Tiens, bonjour, chères jolies demoiselles, dit Philippe, qui use candidement de ce genre d'expressions, dont il ignore qu'elles sont copyrightées par Dominique Strauss-Kahn. Que venez-vous faire ici?
- Une pizza, dit Astrid la mort dans l'âme.
- C'est Mireille qui veut, complète bien inutilement Hakima.
- J'ai trouvé une recette facile sur Internet, expliqué-je à mes boudinettes. La nana qui a écrit le truc dit que c'est vraiment facile, pour les gens qui n'ont jamais fait de pizza dans leur vie. Quittons ce salon, car nous ne nous entendrons pas réfléchir dans cet espace saturé d'idées idiotes de prénoms bobos, et allons à la cuisine réaliser la splendide pizza fiorentina dont rêve Astrid.
- Fiorentina! s'écrie ma mère, et prend fiévreusement note sur un post-it.

Nous nous rendons à la cuisine, et je dégaine mon téléphone où la recette attend. 'Really Simple Homemade Pizza', nous affirme l'optimiste food-blogueuse Américaine. Je ne la connais pas, mais je l'imagine mince, surdiplômée, doucement blagueuse, portant un tout petit piercing au nez mais qui ne fait pas du tout vulgaire, habillée en toute saison d'un petit T-shirt uni et d'un jean boyfriend tombant parfaitement sur des chevilles épilées, près desquelles dort un très élégant épagneul.

Astrid:
- Ca m'a l'air bien galère, cette recette. Tu sais qu'ils font des pâtes à pizza toutes faites? Ensuite on peut faire shplif, shplof, un peu de sauce tomate et des champignons.
- Astrid, je ne t'ai pas demandé de venir ici pour faire shplif-shplof. On se concentre.
- Pourquoi c'est en anglais? demande Hakima.
- Afin de nous instruire tout en nous divertissant.
- C'est en 'cups' les mesures, remarque Astrid.
- Oui, les Américains adorent les cups. Ils mettent tout dans des cups. Teacup pigs, two girls one cup, cupcakes, mooncups.
- C'est quoi mooncup? demande Hakima. Et c'est quoi two girls...
- Nous allons commencer, dis-je hâtivement. Donc, il nous faut 190g de farine.
- Non, ça c'est les proportions pour une toute petite pizza, observe Astrid. Regarde, c'est écrit là.

Nous hennissons de terreur en nous apercevant que nous avons failli commencer une recette de toute petite pizza.

- Doublons la dose, suggère Astrid.
- Triplons, suggère Hakima.
- On commence par doubler, tempéré-je.
Silence, tandis que nous tentons dans nos têtes de multiplier 190 par deux. Astrid finit par demander à Siri, qui nous répond vite car, contrairement à nous, elle manque de créativité et surcompense en faisant étalage de ses prouesses en calcul mental.
- 380, dit Siri (alors qu'Hakima murmure bravement "...et je retiens deux")
La farine se retrouve dans le saladier.
- Pour l'instant ça va, constate Astrid, toujours positive. Deux cuillères à café de sel, et 4 grammes de 'dry yeast'. C'est quoi 'yeast'?
Internet nous apprend que yeast désigne à la fois, chez les Anglais, la levure à pain et la levure qui donne des mycoses. Prises dans un tourbillon Wikipédiesque, nous en apprenons beaucoup sur la mycose vaginale, et observons moult itérations photographiques de sa propagation.
- Et on met ça dans la pizza? s'affole Hakima.
Nous lui garantissons que son hygiène intime sera parfaitement respectée, mais elle jette quand même un oeil suspicieux au sachet de levure de boulanger qu'Astrid entaille à coups de ciseaux.
- On mélange, on mélange, dit ensuite l'Helvéto-Suédoise en consacrant à cette tâche un enthousiasme rarement noté chez elle hors d'un concert d'Indochine.
- Ensuite il faut 240ml d'eau tiède. Tu nous trouves ça, Hakima?
- Pas de problème.
Pendant qu'elle s'attelle à cette mission, je verse dans la mixture deux cuillères à soupe d'huile d'olive. Techniquement, j'aurais dû prendre l'huile d'olive basique du Super U d'à côté, mais il se trouve que Philippe Dumont a rapporté une bouteille particulièrement goûteuse de quelque patelin transalpin dans lequel il a fait étape récemment lors d'un congrès, et si on veut une pizza de qualité, il faut exiger le meilleur, donc je sacrifie deux cuillerées de la fragrante essence à notre Fiorentina en puissance.

- Ca y est, j'ai l'eau tiède, dit Hakima.
Je vérifie vaguement en y trempant le bout de l'index, qui en ressort entièrement calciné, couvert de cloques purulentes, signant l'arrêt de mort de la carrière de claveciniste que je comptais débuter quand j'aurais le temps.
- Hakima, j'ai dit tiède. On veut faire une pizza, pas cuire un homard.
- Une pizza au homard! rêve tout haut Astrid.
La bouilleuse de cru va reremplir sa cruche en orientant cette fois-ci le robinet au milieu, comme on apprend généralement à faire entre deux et trois ans.
- Parfait. Maintenant, verse-moi ça là-dedans!
Dans le saladier s'entrecroisent farine, levure, huile, sel et eau, en exhalant une délicieuse odeur de bière.
- Il faut maintenant en faire une boule, dis-je en suivant les conseils de mon Américaine. Je commence.
Et je plonge mes doigts dans le saladier.

Problème: la pâte s'avère un peu réticente à adopter toute forme qui ne soit pas celle de mes doigts. Elle est presque aussi collante qu'Hakima.
- Ca fait pas de boule, observe Astrid.
- C'est normal que ça soit tout liquide? demande Hakima.
- Vérifie la recette, mes doigts sont englués à jamais.
L'Américaine, malheureusement, ne pipe pas mot de la consistance potentiellement marécageuse de cette pâte à pizza. Je me doute que, de son côté, les ingrédients se disent bonjour poliment, avant de s'organiser, en chantant à pleine voix un joli madrigal, en une sphère lisse et délicate.
- Tu veux que j'essaie? demande Astrid.
J'extrais mes mains de l'inquiétante substance avec un bruit de débouche-toilettes, et entreprends d'arracher à mes phalanges de grands lambeaux blancs qui rappellent un peu les pelures que l'on détache de graves coups de soleil.

C'est au tour d'Astrid.

- Allez, Astrid! l'encourage Hakima. Allez! Quand on atteint le seuil 'Tyran Universel' dans World Monarchy III, on peut bien mettre en boule une pâte à pizza!
Mais Astrid semble en être plutôt au seuil 'Cheval d'Atreyou', étant donné la rapidité d'engloutissement de ses mains dans la pâte en question.
- A mon avis, ça manque de farine, dit Hakima, qui en rajoute deux cuillerées, qui ne changent rien à la situation.
Pendant ce temps, j'ai karcherisé mes mains avec la douche intégrée au robinet pour les débarrasser des résidus de pâte, et je reprends mon téléphone.
- L'Amerloque [cette traîtresse mérite désormais cette appellation] dit que si ça se passe mal, on peut attendre deux à cinq minutes et ensuite ça va mieux.
A mon avis, c'est ce qu'elle fait quand ses deux adorables enfants se chamaillent un peu au lieu de se prêter gentiment leur dînette de sushis en bois. Je doute que la méthode marche si bien pour la pâte à pizza, mais on couvre et on attend deux à cinq minutes, c'est-à-dire trois paquets de Skittles.

La pâte, au coin, essaie de se raisonner.


Les cinq minutes sont écoulées! normalement, c'est le moment où tout va mieux pour notre réticente pâtounette. Mais elle a l'air tout aussi incertaine quant à son avenir de boule qu'elle l'était déjà cinq minutes plus tôt. 
- A ton tour, Hakima.
Hakima n'a pas plus de succès. La pâte serait parfaite pour encoller un mur avant application de papier peint, mais nous n'en avons pas besoin pour cet usage, car Philippe et Maman ont décidé de peindre la chambre de Jacques-Aurélien en bleu Klein.  

- Peut-être qu'on a mal multiplié, dit Hakima.
 - En attendant, à chaque fois qu'on enlève nos doigts, on emporte la moitié de la pâte avec nous, grogne Astrid. Il faut que ça cesse, ou sinon on en aura à peine assez pour une mini-pizza.
Hakima fait "han!", car la perspective d'une mini-pizza n'est pas réjouissante. Il faut se résoudre à transférer la pâte, boule ou pas boule, dans un saladier huilé.
 Nous regardons, perplexes, s'épanouir dans le fond du saladier la flasque flaque de cette non-boule.
- Ils disent de recouvrir avec du film plastique, dit Astrid. Et d'attendre une heure ou deux.
- Et en attendant, de préchauffer le four à 250 degrés. 
- Qu'est-ce que ça fait d'attendre? demande Hakima.
- La levure fait grossir la pâte.
- Comment elle fait ça?
- Elle dévore au moins une personne. Tu restes dans la cuisine pour voir?
 Hakima ayant refusé, nous allons regarder quelques épisodes de Mad Men dans ma chambre en picorant des Petits Ecoliers Noisette pour laisser à la pâte le temps de grossir un peu.
- Elle m'a l'air tristoune, votre pâte, note Philippe Dumont à travers la porte. C'est pas censé être une boule?
Nous sommes forcées d'admettre, sans rapport avec la présence immédiate de la poitrine de Christina Hendricks dans notre champ de vision, que nous avons déjà vu boule plus boulue que notre pâte.

Mais deux heures, six dépressions nerveuses, quatre adultères et quatorze mille cigarettes plus tard, quand nous retournons à notre saladier, nous découvrons avec stupéfaction qu'elle a en effet doublé de volume, et adopté une forme joliment bombée.



- Victoire! m'écrie-je. Je peux la malaxer, vous pensez?
- Avec autant d'ardeur que les biceps de Kader, murmure sournoisement Astrid, tandis qu'Hakima dit, "T'as dit quoi? T'as dit quoi?".
Je souhaite en retour à Astrid de voir Nicolas Sirkis entrer dans sa chambre, se déshabiller lentement en lui chuchotant des mots doux, et soudain se transformer en la vieille dame grumeleuse de Shining. Astrid a l'air de penser que ça ne gâcherait même pas la scène.

Cependant, déception: à peine la pâte a-t-elle effleuré mes doigts qu'elle se recroqueville en pétant.

Et reprend sa taille d'avant-Mad Men.
- Mais qu'est-ce qu'il lui faut? je glapis. C'est fou quand même! On l'huile, on la laisse tranquille, on la caresse! Qu'est-ce qu'il lui faut?
- Je commande une fiorentina? demande Astrid.
- Trois, dit Hakima.
- Non, non et non! On n'est pas allées en vélo jusqu'à l'Elysée pour se retrouver vaincues par une pâte paresseuse et pétomane! On continue!
Les deux filles, affamées et furieuses, entreprennent de manger les tomates cerises dont j'avais prévu de coiffer notre pizza, tandis que je persiste à pétrir cette pâte parfaitement impétrissable.

Derrière moi, les morfales s'attaquent aux olives.

- Mais vous êtes toutes les plaies d'Egypte à la fois! Arrêtez un peu de vous bâfrer!
- Tu ferais la même chose, observe Hakima, si t'étais pas collée à ce truc.
Ce n'est pas faux, et j'ai faim.
- Bon, OK, on arrête. On fout ça sur la plaque de cuisson, on fout des trucs dessus, on fout ça au four, et on se commande une vraie pizza chez Quattro Formaggi.
Mes co-boudinettes approuvent vigoureusement ce retour à la raison. Le blob va s'affaisser sur la plaque de cuisson huilée, et on ajoute vite fait, pour faire comme si on n'avait pas abandonné tout espoir, de la purée de tomates, des lamelles de poivrons coupées finement, des épinards et les quatre pauvres tomates cerises pas encore englouties par les deux goinfrettes.
- Et des anchois? demande Hakima avec espoir.
- Non, parce que contrairement à toi, on n'a pas envie de manger des petites languettes marronnasses qui tailladent la gorge et font ensuite mourir de soif. Mais du fromage de chèvre, parce que rien de bien n'est jamais arrivé dans l'histoire de l'humanité sans fromage de chèvre.
Allez, on enfourne.

L'enfournement se fait tristement. La pâte n'est ni circulaire ni rectangulaire; elle est partie dans tous les sens, comme quelqu'un qui n'a plus dans la vie aucun repère, aucune ambition, aucun rêve. Dessus, perchés sur ses bosselures et nichés dans ses vallées, les légumes et le fromage imaginent une existence alternative où ils auraient vraiment servi à quelque chose.


Je regarde, brouillée par les larmes, notre pizza ratée faire semblant de vouloir renaître de ses cendres.

- Ca va, les misstinguettes? demande Philippe Dumont, qui n'a jamais compris que ce terme, déjà désuet dans la très lointaine enfance de son arrière-grand-père, déclenche chez toute personne normalement constituée de malalaisants frissons dans les mâchoires. Ouuuuh, ça a l'air très bon, votre truc!
- Si c'est comme ça que tu mens à tes clients, je ne sais pas comment tu as été élu "Notaire le plus Notable de Bourg-en-Bresse" à la fête de Pâques du Rotary de l'année dernière, réponds-je. On dirait une bouillotte en caoutchouc fondue avec des morceaux de légumes dessus.
- Mais non! s'empresse de dire Philippe, toujours guilleret. C'est vraiment top!
Je vois qu'il s'entraîne d'avance à convaincre Jacques-Aurélien que la moindre de ses réalisations en pâte à sel ferait trembler de jalousie Auguste Rodin. Moroses, Astrid, Hakima et moi décidons pour nous divertir, tandis que la non-pizza cuit, d'aller enregistrer des chansons paillardes dans le babyphone.

DRRIIIIIIIIING! la sonnerie du four interrompt un joyeux couplet où l'on apprend à l'enfant à venir tout un tas de synonymes utiles pour des parties du corps correspondant aux premiers stades de développement freudien.
- On commande? demande Hakima pour la millième fois.
- Attends, dit Astrid, faut au moins qu'on ait la preuve ultime qu'on a échoué misérablement, sinon Philippe et Patricia vont dire qu'on gâche de la nourriture.
Il est vrai que les parents, qui claquent cinq cents euros par mois en crèmes hydratantes à base de safran et en shampooing aux oeufs de caille, se plaignent bruyamment, au moindre chewing-gum craché après moins de cinq heures de mastication, que c'est un outrageux gaspillage.
- Ooooh! ça a l'air merveilleux! s'exclame ma mère, justement, depuis la cuisine.
Comme Maman trouve tout merveilleux ces temps-ci, je ne donne pas foi à ses dires, mais nous traînons quand même nos baskets jusqu'au four.
Et là...
... stupéfaction! ébaubissement! éplapourdissement!

Ca sent la pizza.

Ca ressemble à une pizza.

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C'est une pizza!

D'accord, une pizza un peu mal formée.
D'accord, une pizza un peu accidentée.
D'accord, une pizza un peu moche et un peu fanée.

Mais qui ne l'est pas? Toi qui rigoles, t'es si réussi que ça?

C'est une pizza pas du tout ratée!

- Tu crois qu'on peut la manger? demande Hakima, tremblante d'émotion.
- Il est interdit de manger de la choucroute ici, réponds-je par réflexe.
Astrid entaille à coup de coupe-pizza en forme de vélo notre cas désespéré.

La première bouchée confirme qu'on ne l'a pas ratée.
La deuxième aussi.
La troisième également.

- C'est fou! s'exclame Hakima. Elle a des bulles et des coussinets!
- Elle a des trous et des bosses!
- Elle est molle au milieu et croustillante autour!
- C'est même meilleur que chez Quattro Formaggi!
Et c'est vrai. C'est même meilleur.

Bon, meilleur, mais pas assez.
- Vous nous en avez laissé? demandent ma mère et Philippe.
- Ah, on ne pensait pas que vous en vouliez, dis-je avec une flamboyante mauvaise foi dont je me targue d'être la championne toute catégorie.
- Zut, elle avait l'air bonne, ronchonne Maman.
- On en refera pour Jacques-Aurélien, affirme Hakima.
Astrid et moi la regardons en nous passant une main sous la gorge pour lui indiquer à quel point nous apprécions peu l'initiative de cette promesse. Jacques-Aurélien n'aura de nous que des Dragibus et du Coca, pour contrebalancer les yaourts au panais et les purée de baies de goji que ses parents ne manqueront pas de lui mixer tous les matins.

- Bon, dit Philippe, il va falloir en commander, alors. Patricia? une Fiorentina?
- Fiorentina! s'extasie ma mère.
- On attend un garçon, lui rappelle Philippe. Deux?
- Commandes-en cinq, je lui conseille. On a encore un petit creux.
- Un tout petit, modère Astrid. Une Regina pour moi, supplément asperges.
- Pour moi, une pizza aux anchois! déclare notre tortue ninja burgienne.
- Et pour moi, une spéciale du chef, supplément taleggio.

- Taleggio! murmurent béatement Maman et Philippe, et ils attrapent à la hâte un post-it.

mercredi 1 juin 2016

La Louve Incorruptible...

J'étais en plein séminaire quand j'ai commencé à recevoir des textos d'une certaine bonne amie avec qui je partage occasionnellement gossips et milk-shakes, m'annonçant...

... que La louve a reçu le Prix des Incorruptibles 2015-2016!

Je suis à la fois stupéfaite (honnêtement, je pensais que le ou la gagnant/e l'aurait su à l'avance) et absolument désolée, du coup, car ni moi ni Antoine n'étions à la remise du prix. Je ferai amende honorable bientôt, promis!

Les chiffres donnent le vertige: plus de 37 000 enfants sur 102 000 ont voté pour La louve. Les adultes ont aussi plébiscité le livre.

Quelle belle histoire que celle de ce petit conte, qui reste l'un de mes livres chéris préférés depuis le tout début. Je l'avais écrit pour J'aime Lire, il m'a été retoqué en comité éditorial: trop flippant. Ensuite, il est passé entre les mains d'à peu près tout le monde. Seules les éditions Alice (merci, Mélanie Roland!) y ont cru. Mais c'est grâce à Antoine Déprez, à ses peintures sublimes, que l'histoire a pris son envol.

La louve est pour moi un super exemple, quand je viens dans les classes, du rôle narratif et autorial de l'illustrateur. Souvent les enfants sont outrés d'apprendre que je ne 'choisis pas'  'mon' illustrateur, comme si c'était un/e exécutant/e qui m'appartenait personnellement. Non, je n'élève pas d'illustrateurs dans mon jardin pour me faire des dessins quand j'ai une bonne idée d'histoire.

C'est toujours un travail d'auteur à deux.

Antoine et moi avons travaillé ensemble sur l'histoire de La louve. Par exemple, la colombe de glace, qui dans l'original se trouvait posée sur une pierre, est maintenant sur un perchoir. Ce n'était pas pour 'faire joli'. C'est parce que la colombe, sublime mais menaçante, est un oiseau qui apporte la maladie et la mort. Il doit surplomber tout le monde: regarder de haut. Et au fur et à mesure qu'elle fond, c'est le perchoir lui-même, bientôt un simple bâton, qui devient terrifiant. On a une image magnifique du village déserté pendant la fonte des glaces, qui commence à ressembler à un gibet...

Ce sont des choix narratifs, pas décoratifs, et c'est ça l'illustration.


Antoine a aussi changé la toute dernière image du livre. D'abord, c'était celle-ci:

Je ne vais pas spoiler notre bouquin, mais ceux et celles qui l'ont lu sauront que l'image finale est différente; en fait, elle est exactement inversée: ce sont les enfants au premier plan, la louve derrière.

L'effet est fascinant: le lecteur dans le premier cas se retrouve 'avec' la louve, dans le second cas 'du côté' des enfants. Antoine a choisi de terminer le livre du côté des humains, avec une distance par rapport à la louve, qui reste à jamais hors de portée. 

C'est un choix d'illustration, donc de narration.

Et je continue, à mon grand bonheur, à travailler avec lui puisque - scoop! - nous sortirons à un moment ou à un autre (je ne sais pas encore quand) une autre histoire, qui a un air de famille avec La louve, mais juste ça - une ressemblance, pas une suite.

Il y aura à nouveau des enfants et un village, et une rivière à traverser. Mais pour le reste, des chats, et une trouble histoire cachée...

J'ai vu cette année l'effet incroyable de la sélection Incos; ce livre qui était passé totalement inaperçu m'a soudain valu des emails de parents et de profs de la France entière. Je suis ravie, ravie, ravie qu'il ait été tant lu. Et ravie qu'il ait été lu aussi en la compagnie d'autres livres superbes, certains écrits et/ou illustrés par des ami/es, et qui ont eux aussi reçu des dizaines de milliers de votes. La sélection complète est ici, et la liste des lauréats !

Bises glacées, et merci aux 37 000 et quelques louveteaux.