samedi 27 mai 2017

Aucune différence ou presque: Littérature jeunesse et littérature adulte

Ah là là, ce billet, combien j’ai rechigné à l’écrire! Mais maintenant qu’on me demande quasi-systématiquement mon avis sur la question quand je fais des rencontres, je me dis qu’il faut bien que je le donne sous forme écrite un jour ou l’autre (toi qui lis ceci en 2036, j’ai peut-être changé d’avis depuis; vérifie).

La question en question: “Mais pourquoi vous obstinez-vous à dire que Songe à la douceur est un roman jeunesse?”

Je précise d'emblée, mais peut-être n’est-il pas besoin de le préciser, que cette question ne m’est jamais posée par des ados mais par des adultes.

Elle est en général accompagnée de questions plus intéressantes car plus théoriques, du type: Et d’ailleurs, pourquoi a-t-on besoin de la catégorie ‘littérature jeunesse’ de toute façon? Un bon livre c’est un bon livre qui parle à tout le monde, il me semble, non? Et la littérature ado/ jeune adulte, c’est juste de la littérature adulte pour laquelle on a créé une catégorie éditoriale lucrative… Non?

Non.

Avant de présenter mon opinion, je vais quand même préciser que c’est juste mon opinion. Bien que je réfléchisse beaucoup à ce genre de questions parce que ma vie est par ailleurs très vide de choses intéressantes à faire, ce n’est pas forcément l’opinion de tous les auteur/es jeunesse. Je pense d’ailleurs qu’elle est assez minoritaire.
Voilà donc mon opinion en quelques sous-parties bien organisées parce que c'est presque le bac et les souvenirs remontent.

C'est long et y a pas d'images. Tu vas quand même pouvoir suivre? J'ai la flemme de mettre des gifs et tout, j'ai déjà mis tous ces mots et ça a pris du temps.






Intro: Ce qu’on veut dire quand on pose cette question.
J’ai toujours été agacée, quand j’étais petite, d’entendre Sa Majesté J.K. Rowling, qui est pourtant la déesse de ma vie et l’astre solaire de mon existence, dire dans les médias qu’elle écrit ‘pour elle’, sans jamais penser qu’elle écrivait ‘pour les enfants’. J’avais envie de lui dire, Sorry, Jo, mais t’as écrit une histoire de sorcier de onze ans avec un chapeau et une chouette dans une école de magie; j’ai onze ans moi-même et je peux te dire que je reconnais assez clairement que c’est quand même à moi que c’est adressé, non?

A MOI
Ce qui m’énervait déjà quand j’étais petite, c’est que je comprenais très bien ce qu’on veut réellement dire quand on essaie, avec une apparente bienveillance, de dire que tel ou tel roman ado/jeune adulte est ‘en réalité’ un roman ‘adulte’, ou ‘général’, ou ‘universel’.
 
Et je comprenais déjà que ce n’était pas pour mon bénéfice à moi d’enfant qui aimais Harry Potter.

Alors commençons par dégager la problématique du sujet: explorons ce que les adultes sous-entendent le plus souvent quand ils estiment qu’un roman catégorisé jeunesse ne devrait pas l’être, et du coup commencent à remettre en cause la division littérature jeunesse/ littérature vieillesse générale.

a) D’abord, cela implique que le livre en question a l’air de ‘surpasser’ son lectorat ‘officiel’, c’est-à-dire qu’il ‘parle aux adultes’, c’est-à-dire qu’il ‘parle à tout le monde’. — a’) Dans ce cadre, cela sous-entend souvent une sorte de regret que le livre ne soit pas, du coup, facilement ‘trouvable’ par des adultes lecteurs. J’entends par exemple: ‘Vu qu’il est catégorisé jeunesse, j’ai failli passer à côté’ - comme si on avait fait exprès de planquer le bouquin pour que personne ne le lise.
Associé à cela est le fait que le livre ne soit pas, du coup, facilement ‘récompensable’ par des prix ou médias ‘généraux’. J’ai même entendu une fois: ‘C’est dommage, il ne peut pas gagner de vrais prix!’.     
b) Dans sa forme la plus grave selon moi, la question implique (pas toujours, je précise d’emblée!) qu’un lectorat jeune ne peut pas comprendre le livre aussi bien qu’un lectorat plus âgé; donc que le livre est d’une certaine manière gâché, ou son potentiel pas totalement réalisé, s’il est en LJ.
c) Cela implique ensuite que l’accès à la littérature est ‘biaisé’ par les éditeurs qui ont décidé de ces catégories. J’entends souvent cette remarque très originale: ‘Il n’y a pas de littérature jeunesse ni de littérature adulte, il y a juste des bons et des mauvais livres’. (si la personne qui a inventé cette expression l'avait copyrightée, elle serait pluritrillionnaire à l'heure qu'il est)
d) Enfin cette question implique qu’on cherche à se ‘rassurer’ auprès de l’auteur/e qu’elle ou lui, au contraire, ne cherchait pas spécialement à écrire pour la jeunesse; on espère un peu que l’auteur/e va s’avouer un peu lésé/e par sa catégorisation éditoriale. On ‘croit’ l’auteur/e et ses intentions quant au livre car l’auteur/e, elle/lui, connaît son lectorat ‘idéal’.

Je pense que ce qu’il est très important de voir, c’est qu’aucune de ces raisons ne prend en compte l'enfant ou l'ado lecteur. 
 
Ce sont des raisons entièrement autocentrées, et par ‘auto’ je veux dire ici centrées sur la position de l’adulte qui parle.

Un peu cruellement peut-être, on peut les réécrire ainsi:

a) C’est pour moi! J’ai reconnu! Arrête de dire que c’est pour les petits, moi je suis grand et j’ai aimé, donc c’est pour moi.
— a’) Hé c’est pas juste, vous m’aviez pas dit qu’il était là ce livre!
b) De la confiture aux cochons!
c) Les éditeurs, ils font rien qu’à nous créer des faux genres littéraires juste pour l’argent.
d) Mais en vrai, toi, secrètement, tu trouves que t’écris pas pour les enfants, on est d’accord?

Avertissement: J’exagère un peu tout le long de ce billet (moi? Jamais!).
Le tl;dr ( = point principal) de ce billet, c’est que, pour moi, cet apparent désir bienveillant de ‘faire tomber les barrières’ entre littérature adulte et littérature jeunesse est en réalité trop souvent une manière de refuser a l’enfant ou l’adolescent des domaines culturels d'excellence, qui leur seraient particuliers et dont ils seraient les bénéficiaires privilégiés.

Observons les points a, b, c et d séparément.

a) ‘J’ai reconnu, c’est à moi que ça s’adresse.’

On a là ce que j'appellerais une méconnaissance ou une fausse reconnaissance de certains livres de littérature jeunesse comme étant d’office une littérature ‘adulte’ ou ‘générale’.

La vérité, c’est que beaucoup d’adultes ont énormément de mal à résoudre la dissonance cognitive dérivant du fait qu’on peut aimer un texte et s’identifier à ses personnages en LJ, sans immédiatement en conclure qu’on en est le ‘véritable’ lectorat secret.
C’est le phénomène du même et de l’autre. Pour l’adulte, l’enfance ou l’adolescence ne sont pas des champs d’identification possibles. S’ils se persuadent qu’un livre jeunesse qu’ils ont aimé est ‘en réalité’ un livre ‘adulte’ ou ‘de littérature générale’, c’est parce qu’il leur est plus facile d’estimer qu’il y a eu erreur de catégorie éditoriale, plutôt que de reconnaître simplement que le livre est entré en résonance avec eux pour tout un tas de raisons complexes et intrigantes, bien au-delà d’une seule adéquation générationnelle.
 Ils disent alors: “ce livre, je ne l’aurais pas lu si on ne m’avait pas dit qu’il était là!” ou encore “c’est dommage, beaucoup de lecteurs potentiels ne vont pas le lire!”

Il est intéressant de voir qu’ils n’ont pas le raisonnement inverse. Si le livre était en ‘adulte’ (on dit ‘générale’), beaucoup de lecteurs potentiels jeunes ne le liraient pas. Il serait en-dehors des circuits des CDI, hors radar des libraires et des bibliothécaires pour ce lectorat spécifique, hors radar des parents et autres prescripteurs. Les jeunes deviendraient son lectorat non pas privilégié mais accidentel.

Bien sûr, on va me dire: “Mais Gaël Faye est lu par des jeunes! Les profs ont fait lire Harry Québert à leurs classes! La dame du CDI ont recommandé Bonjour Tristesse à ma fille de 16 ans!’

Oui, mais le fait que vous soyez capable de me dire les titres exacts de ces livres ‘de générale’ qui ‘passent en jeunesse’ (et c’est très, très, très souvent les mêmes qui reviennent) montrent bien que c’est là une exception.

Si Songe à la douceur avait été publié en ‘adulte’, il est évident que je ne recevrais pas autant d’emails de jeunes lectrices entre 14 et 17 ans, puisqu'elles l'auraient 'raté'. (Et de toute façon, comme j'en parle plus bas, ce ne serait pas le même livre en 'adulte'.)

b) Mais est-ce qu’ils comprennent vraiment? Ils sont si jeunes, après tout…

‘Les jeunes, à mon avis ils peuvent pas tout comprendre ce qu’il se passe à l’intérieur du dedans de ce roman à cause de sa profonditude insondable qui est totalement incompréhensible à qui n’a pas vécu.’

Attention, je ne dis pas du tout que tous les gens qui posent cette question sont victimes de cette arrière-pensée. Mais le fait est qu’une petite voix me dit parfois: toi, tu crois que les jeunes ne vont pas ‘tout comprendre’, et du coup que c’est un peu un gâchis sur ce lectorat-là.
Parce que l’adulte reconnaît telle ou telle référence à Baudelaire ou Nabokov, ou reconnaît tel sentiment décrit, il pense qu’il comprend le livre. Comme il croit que les ados ne connaissent pas Nabokov ou n’ont pas encore vécu le sentiment (ce qui par ailleurs est souvent tout à fait vrai), l'adulte pense qu’il comprend ou lit mieux le texte.

Mais l’adulte qui dit cela ne voit pas, sans doute, d’autres références: le réseau puissant de références ‘latérales’ à… la littérature jeunesse. Ce sont des références, entre autres, de genre (par exemple le livre rappelle ou joue avec les codes de la romance ado), de style (par exemple Songe à la douceur est un roman en vers comme les romans en vers pour ados à l’anglo-saxonne), de format (par exemple, une 4e de couv’ peut convoquer le cadre référentiel d’autres textes jeunesse), de personnages (e.g. jouer avec des personnages de Mary Sue. Hein tu sais pas ce que c’est une Mary Sue? T’as pas tout compris au livre alors…).

Ces références-là, comme pour tout type de texte d’ailleurs, vont activer des réflexes de lecture, des attentes, des appréhensions, etc., et conditionner une compréhension du texte spécifique qui est celle de son lectorat principal (un lectorat jeune).

Trois minutes sur les blogs et vlogs des ados/ jeunes adultes lecteurs sont suffisantes pour voir que les ados lecteurs qui se goinfrent de LJ plus rapidement que tu lis tes compte-rendus de réunions sont des experts inégalés dans leur domaine. Et mon livre, c’est leur domaine.

Conclusion macroniste: vous êtes des lectorats différents, vous comprenez différemment, et c’est bien des deux côtés.

Mais c’est quand même un livre jeunesse. Si si.

c) Mais non! la littérature jeunesse n’existe pas, de toute façon, c’est une invention.
Alors, attention. Il n’y a pas d’essence platonique de la littérature jeunesse, ado ou ‘jeune adulte’. Mais ça ne veut pas dire qu’elle n’existe pas.
La littérature jeunesse existe, déjà, car c’est une catégorie éditoriale distincte. Raisonnement circulaire? Non, bien sûr, le fait qu’il y ait construction (sociale, culturelle, économique, etc.) ne veut pas dire que c’est une catégorie illégitime. 

Intro à la critique littéraire 101: Il n’existe pas de production culturelle indépendante de ses conditions matérielles de production, de promotion et de distribution, et avec elles l’oeuvre interagit dans un rapport dynamique.

La littérature jeunesse existe. Elle existe en partie parce que nous vivons dans une civilisation qui, depuis plus ou moins récemment, estime que l’enfance et, encore plus récemment, l’adolescence sont des tranches d’existence particulières qui requièrent un traitement spécifique, avec des distinctions exprimées dans les domaines médicaux, légaux, économiques, etc., et ici culturels.

Le fait que cette compartementalisation des générations soit historiquement construite et en constante évolution n’en fait pas quelque chose d’arbitraire ou d’absurde. Elle est structurante pour notre société et donc elle existe.

La LJ existe avec ses réseaux, ses prix, ses producteurs et ses distributeurs, et évidemment son lectorat. Il serait absurde de nier son existence.

Oui, mais son existence effective, économiquement et sociologiquement étudiable, se traduit-elle en une identité littéraire, thématique, stylistique, de genre, etc. spécifique?

C’est une question qui, vous vous en doutez, fait cogiter les universitaires dans le domaine depuis sa création, et ce n’est pas ici le moment de passer en revue les différentes théorisations. Ma version: non, je ne crois pas qu’il y ait une identité littéraire de la littérature jeunesse si l’on prend pour l’étudier les outils analytiques de l’analyse littéraire, narratologique, stylistique, etc. ‘adulte’.
Mais si on l’étudie latéralement, en ses propres termes, à la fois dans sa relation à la littérature ‘adulte’ et en tenant compte de ses caractéristiques particulières, on comprend comment la littérature jeunesse existe littérairement.

La littérature jeunesse, selon moi, est principalement caractérisée par une éditorialisation particulière, qui doit négocier trois composantes principales: la composante littéraire, la composante commerciale et la composante pédagogique.

Une éditorialisation, ça ne veut pas seulement dire des aspects pratiques, de distribution, de production, ni même de censure ou de formatage (même si bien sûr c’est important et cela fait fondamentalement partie de l’ADN de la littérature jeunesse).

Cela veut dire une création négociée entre plusieurs agents (d’écriture, d’illustration, d’édition, de publicité, etc.) qui d’une manière ou d’une autre fait tenir ensemble à la foix textuellement, paratextuellement et épitextuellement trois impératifs: esthétiques, commerciaux et pédagogiques, du texte.

La composante pédagogique qui, pour moi, est absolument inéluctable - et même, dans mon opinion, à célébrer, mais c’est une autre histoire - distingue ce type de littérature de manière non générique ni stylistique mais en termes d'audience. C’est cette composante qui indique son intérêt particulier et intrinsèque pour son lectorat.

Pédagogique veut dire simplement qui mène l’enfant (j’inclus là l’adolescent), pas ‘moralisateur’ ou ‘qui apprend des choses’. Cela veut dire pour moi que c’est un texte qui adhère de manière particulièrement forte à son lectorat souhaité, qui s’inquiète de lui, qui ne se distancie pas de lui, qui cherche à lui parler en tant qu’il est jeune et qu’il va grandir.

Un livre jeunesse, c’est un livre qui a de la tendresse pour son lectorat jeune. Il est, sinon conçu, au moins éditorialisé dans ce sens. 

Cela veut dire une voix narrative qui peut être moqueuse, cynique ou peu fiable, mais qui ne ridiculise pas le fait d’être jeune. Cela veut dire un livre qui prend au sérieux ce qui mérite de l’être dans le fait si étrange et si prenant d’être jeune.

Cela veut dire une littérature qui ne regarde pas la jeunesse de l’extérieur comme un phénomène bizarre, mais qui porte une attention toute particulière à ce qui fait la jeunesse, qui réfléchit implicitement à la jeunesse dans ses manifestations, constructions et actions sociales, philosophiques, sentimentales, individuelles, etc.

A cause de cela, on a un certain nombre de quasi-constantes en LJ qui ne sont pas des hasards.


Ce n’est pas un hasard si la littérature pour la jeunesse est souvent une littérature de l’intensité, qui parle de sentiments très intenses (amour, désespoir, haine, jalousie, etc.). Ce n’est pas un hasard si c’est si souvent une littérature de la nouveauté, qui décrit ce que cela fait d’expérimenter des choses qu’on n’a jamais expérimentées auparavant. Ce n’est pas un hasard si c’est une littérature de l’espoir, de la possibilité et du potentiel, tournée vers le futur, et qui si souvent ‘se finit bien’, ou ne se ferme pas dans la désespérance. Ce n’est pas un hasard en grande partie car c’est une littérature qui est éditorialisée dans ce sens.

Cette éditorialisation évidemment peut résonner à travers les générations. La nouveauté, l’intensité, l’espoir, ne sont pas spécifiques à la jeunesse. Mais, selon moi, ils y sont plus solidement accrochées.

On peut considérer que l’idée même de ‘jeunesse’ est temporellement flottante - on dit qu’on se sent ‘redevenir jeune’ par l’amour, l’attrait de la nouveauté, l’espérance, etc. - à n’importe quel âge. Ces expériences certes appartiennent ‘à tout le monde’ sporadiquement à travers le cours de la vie, mais elles sont présentes avec une densité particulière pendant la jeunesse. Le nier, c'est nier à la fois l'histoire sociale et culturelle et aussi les aspects biologiques et physiologiques les plus évidents de la jeunesse.

La LJ est une littérature qui le plus souvent rend compte, entre autres, de la particularité et de la beauté de ces expériences en tant qu’elles se rapportent à cette période spécifique de la vie. C’est cela la composante pédagogique de la LJ.

Quand les adultes ‘méconnaissent’ un livre de LJ comme livre ‘de littérature générale’, ils le réduisent à un produit seulement littéraire. Ils en perdent la composante pédagogique, et donc ils en ratent une dimension cruciale. Ils le lisent mal, ils le lisent de manière incomplète. Bien lire un livre de LJ, c'est en reconnaître ce en quoi il parle de manière privilégiée et intime à l'enfant ou l'adolescent lecteur.
 
Evidemment, il y a des expériences de nouveauté, d’intensité, de possibilité, qui ‘parlent plus à tout le monde’ que d’autres.
Les adultes ne ‘méconnaissent’ pas comme littérature ‘générale’ des albums où il est question d’aller sur le pot pour la première fois, mais ils ‘méconnaissent’ souvent des romans ado où il est question d’amour. C’est sans doute parce qu’ils ont maîtrisé le pot (bravo!) mais pas tout à fait l’amour.
 
Mais ça ne veut pas dire que le livre est fait pour eux.

d) Mais toi, tu penses à qui comme lectorat idéal quand t’écris?
A un lectorat jeune.

Mais: il ne faut pas toujours croire les auteurs quand ils parlent de leurs intentions.
Personnellement j’ai toujours été très claire que, dans mon intention, qui vaut ce qu’elle vaut, mon lectorat principal ou premier est un lectorat jeune. 

‘Jeune’, ça dépend des livres ce que ça veut dire, bien sûr, mais il me paraît absolument absurde de dire que j’ai écrit un livre comme Carambol’anges ou Les petites reines sans me poser une seule fois la question du lectorat. Je ne les ai pas écrits dans l’abstrait, avant de les lancer dans le monde en une joyeuse et naïve parabole en m’étonnant de les voir retomber principalement et premièrement entre les mains d’enfants du CM1 à la 6e pour le premier et de jeunes filles de la 6e à la 3e pour le second.

Quant à Songe à la douceur, je me suis tellement préoccupée de son lectorat que j'ai demandé à l'éditeur d'en faire lire la première version à des jeunes lecteurs et lectrices, après quoi j'ai considérablement modifié le texte pour répondre à leurs remarques et à leurs recommandations.



C’est un fait que des adultes ont lu et apprécié Les petites reines ou Songe à la douceur, et j’en suis ravie, et je suis moi-même une avide lectrice évidemment de romans jeunesse, dont je ne pense pas qu’ils soient fondamentalement toxiques. Mais nous sommes en tant qu’adultes un lectorat incidentel ou secondaire, dans le sens non polémique de secondaire, de la littérature jeunesse.  
Après, vous rencontrerez toujours des auteur/es qui disent qu’ils ne pensent pas à un lectorat jeune en particulier, cf. JK Rowling et plein d’autres gens très fréquentables. C’est même une vision assez majoritaire, il me semble, quand j’en parle aux amis et collègues.

Il y a même nombre d’auteur/es qui avaient envoyé leur premier roman à Gallimard, croyant sincèrement que c’était un roman adulte, et M. Gallimard leur a dit ‘envoyez ça plutôt à l’école des loisirs’. Et donc, ils se sont retrouvés auteur/es jeunesse. La guigne! C’est possible d’écrire ‘accidentellement’ un livre jeunesse, oui. Le premier.

Mais désolée, j’ai du mal à croire qu’après être entré/e dans ce système d’éditorialisation, on continue à n’écrire ‘que pour soi-même, sans penser du tout au lectorat’. Ca me semble soit hypocrite, soit extrêmement naïf, de dire qu’on écrit son 13e roman et qu’on l’envoie à Thierry Magnier en s’ébaubissant que ce soit ‘encore un roman ado, dis donc! Incroyable!’.

Evidemment que les auteur/es jeunesse internalisent les codes, les attentes, le processus éditorial, les styles, les genres, etc. particuliers de la LJ. Ce n’est pas un crime et il faudrait même le revendiquer plus fort. Oui, notre lectorat compte pour nous. Oui on pense à lui! Et alors? On ne devrait pas se justifier d’avoir en tête une abstraction d’enfant ou d’ado lecteur quand on écrit un livre dont on sait parfaitement qu’il va être éditorialisé pour enfants ou ados.

——

Voilà j’arrête ce loooooong billet. Allez-y, dites-moi dans les commentaires plein de trucs:

  • Mais les livres qui ‘glissent’ en jeunesse? (L’attrape-coeurs). Mais les livres jeunesse qui ‘glissent’ en adulte? (Le curieux incident du chien dans la nuit). Ca ne veut pas dire que la frontière est poreuse?
Scoop: toute frontière est poreuse.
  • Mais moi je pense qu’il faudrait justement qu’il n’y ait plus qu’une littérature générale que toutes les générations aiment ensemble en même temps dans les mêmes bibliothèques!
Moi aussi j’aimerais bien être tous ensemble.
  • Mais moi je suis auteur/e jeunesse et je ne pense jamais aux enfants! Jamais jamais!
Sauf quand tu les manges avec du beurre.
  • Mais moi ton livre je l’ai donné à ma fille de seize ans et elle a détesté, alors que j’ai quarante-sept ans et j’ai adoré.
Toi et ta fille ne décidez pas à vous seules de ce qui constitue un livre jeunesse ou pas.

Ma conclusion générale tient en une phrase:
Les adultes doivent apprendre a accepter l’existence d’une littérature d’excellence dont ils ne sont pas les destinataires privilégiés.

mercredi 17 mai 2017

Nos Inséparables sont de sortie

Aujourd'hui 17 mai, pendant que j'étais dans les trains pendant 7 heures (je reviens du Havre où j'ai rencontré la super équipe du master de création littéraire, et avant ça je faisais un stage d'écriture à l'école Les Mots à Paris, mais ça, ce sont d'autres histoires - tellement d'histoires, tellement d'histoires!), ma première traduction littéraire, Inséparables, de Sarah Crossan, est sortie chez Rageot!

J'en avais déjà parlé en détail, mais je n'avais pas encore, à l'époque, ni la magnifique couv' ni mes exemplaires auteur:


Il est beau, il est épais comme un coussin, et le papier est assez poreux pour absorber au moins quelques-unes de vos hectolitres de larmes (perso, je l'ai traduit en pleurnichant comme une madeleine, c'était une expérience intéressante).

petits extraits

en diagonale
Joyeuse naissance donc à Grace et Tippi en version française. J'espère que ce roman troublant, émouvant, dérangeant, lumineux, bizarroïde, vous plaira autant qu'à moi, et que ce n'est que le début de l'arrivée en France des romans en vers de Sarah.

J'en profite pour dire ici un gigantesque MERCI à Hélène Daveau, mon éditrice sur ce projet, qui a été le capitaine de cette expédition-traduction, et a aiguillé le petit moussaillon que je suis à naviguer, parfois à vue, dans la tempête et le roulis et la houle de ce roman pas facile à cartographier. Hélène est une éditrice d'une perspicacité et d'une précision exceptionnelles. Je ne compte pas le nombre de fois où, identifiant exactement les passages qui m'avaient fait suer à grosses gouttes, elle m'a proposé, dans la marge, l'air de ne pas y toucher, "Et cette phrase-là, ça n'irait pas?" avant de suggérer La Phrase Exacte, celle qui s'enclenche pile poil comme une pièce de puzzle, et que je cherchais depuis le début, perdue quelque part dans le grand écart entre anglais et français.

Merci aussi beaucoup à Murielle Coueslan et à toute l'équipe de Rageot qui ont acheté le livre de Sarah, m'ont fait confiance sur la base de presque-rien pour le traduire, et le défendent en amont de sa sortie depuis plusieurs mois déjà.

Et bien sûr merci Sarah.

Sur ce, bonne lecture, et
Nous
Voilà.

lundi 1 mai 2017

La littérature jeunesse et la province

Je reviens de Manchester où j'ai donné un papier la semaine dernière, lors d'un symposium, sur les espaces européens dans la littérature jeunesse disponible en Grande-Bretagne. Je m'intéressais particulièrement aux espaces européens provinciaux, grands absents des rayonnages de LJ de ce côté-ci de la Manche. En Grande-Brexonie, quand un livre pour enfants ou ados se passe en Europe, c'est généralement: dans le gai Paris; à Berlin et Amsterdam où c'est toujours et encore la Seconde Guerre Mondiale; à Rome et Athènes où c'est toujours et encore Avant Jésus Christ; ou à la rigueur dans quelques cités capitales-honorifiques: Venise nid d'espions, Barcelone où madre mia, qué calor, etc.

ça ne veut pas dire que ce ne sont pas des bons livres, attention
 (Bref, pour résumer mon papier: quand tu es un petit Grand-Brexon, tu peux te brosser pour trouver un bouquin qui se passe dans les Pouilles.)

Dans ce papier je parlais entre autres des représentations de la province française en littérature jeunesse contemporaine, qui me semblent en ce moment nombreuses et sophistiquées. 

Par province, je veux dire simplement tout ce qui n'est pas capitale, c'est-à-dire pas Paris - pas seulement les espaces ruraux - et ce n'est bien sûr pas péjoratif (ça devrait aller sans dire, mais je le précise...).

C'est un sujet qui m'intéresse entre autres parce que personnellement, j'ai principalement écrit des romans très centrés sur Paris - et puis Les petites reines, beaucoup plus provincial; avant de revenir à Paris avec Songe à la douceur.


enfin, la version anglaise a quand même une tour Eiffel sur la couv...

Je me suis peu à peu aperçue, au fil des mois, après publication, à quel point le thème province-Paris était central (il me semble) dans Les petites reines, et aussi dans mon parcours d'auteure et dans ma vie personnelle. J'ai vécu mon enfance et mon adolescence à Paris, mais depuis onze ans je vis dans des cités provinciales de Grande-Bretagne: Cambridge d'abord, et maintenant York, encore plus loin de Londres, et chargée d'une identité tout à fait différente.

ma tite ville tout inondée

Je me considère maintenant comme une semi-touriste quand je vais à Paris, un endroit que je 'n'habite' plus, ni symboliquement ni littéralement. Quant à Londres, je n'ai jamais aimé cette ville et je suis constamment agacée qu'on me demande sans arrêt 'Tu es à Londres?' ou 'Tu retournes quand à Londres?' quand il est clair que la personne dit 'Londres' par métonymie pour 'Grande-Bretagne'.

ma réaction quand on me dit 'Oooh t'habites en Angleterre!! La chance! dans quel quartier de Londres?'
Bref, je suis depuis une bonne décennie une provinciale. Et donc, depuis l'écriture et la réception des Petites reines, je me suis beaucoup interrogée sur mon 'parisianisme' réflexe quand j'imagine des histoires françaises, et sur les possibilités offertes par des histoires situées en province.

La littérature ado réaliste contemporaine, notamment, se déroule désormais souvent dans des espaces provinciaux qui ne servent pas seulement de joli décor, mais ont des fonctions narratives multiples et passionnantes.

Petit aperçu de lectures plus ou moins récentes, en tous cas de livres des dix dernières années, dans lesquelles l'espace provincial, qu'il soit mis en tension avec Paris ou non, est travaillé fort finement il me semble.

il y a des auteurs et une certaine collection qui se répète, je sais, c'est mon choix Evelyne Thomas.

Je vais parler un peu de trois de ces exemples. Ouais c'est long, mais ça fait longtemps que j'ai pas écrit sur ce blog, et d'ailleurs qui t'oblige à tout lire?



Envole-moi est le dernier bébé d'Annelise Heurtier, dont chacun sait que j'admire beaucoup le travail si élégant et si gracieux - et celui-ci est l'un de mes tout-tout-préférés. L'intrigue (je simplifie): le jeune Swann, beau gosse à réputation de beau gosse, tombe amoureux non pas d'une cocotte mais de la très charmante Joanna, qui se trouve être paraplégique depuis un accident d'enfance. Or, notre Joanna est passionnée de danse. Swann décide alors d'offrir à Joanna des cours de danse spécialement adaptés aux personnes en fauteuil roulant.

L'histoire est particulièrement fascinante parce qu'à première vue, il n'y a pas d'antagoniste. On pourrait s'attendre à ce qu'amis, famille et autres personnages malveillants s'acharnent sur les amoureux en leur répétant que leur amour est total impossible et qu'on ne danse pas en fauteuil. Mais pas vraiment. Il y a quelques remarques, mais dans l'ensemble les gens réagissent normalement, c'est-à-dire sans pousser de hauts cris.

Et donc on s'aperçoit que l'antagoniste, ce n'est pas une personne, c'est l'espace, qui se met en travers de leur chemin de diverses manières. Pour Joanna, de nombreux espaces sont, évidemment, compliqués à négocier: le roman rend très bien compte de ces impossibilités quotidiennes, de l'étroitesse d'un couloir à l'exaspérante omniprésence de marches et de cailloux, qui empêchent Joanna de s'inscrire librement dans les espaces qu'elle parcourt.

Mais c'est aussi plus spécifiquement l'espace provincial qui présente un obstacle non pas seulement physique, mais aussi existentiel pour Joanna et Swann. Car ils habitent en plein coeur du Beaujolais, et en plein coeur du Beaujolais, les cours de danse handicap-compatibles ne courent pas les rues. Enfin, les vignes. 

et moi mes grands-parents ont une maison dans le Beaujolais alors j'M
A travers des dizaines de pages à la fois très belles et éminemment frustrantes, Swann, lui aussi monté sur roues (de vélo) va déambuler de village en village et de petite ville en petite ville, toquer à toutes les portes, téléphoner à tous les clubs de danse, pour tenter de trouver quelqu'un qui pourrait enfin permettre à Joanna de danser.

Alors l'espace provincial, ces grands morceaux de campagne et ces archipels de village, devient pour Swann et pour le lecteur absolument central dans la narration: à la fois dans l'immensité de ses distances et dans la petitesse de ses possibilités, c'est lui, 'le méchant'.

Mais en même temps... c'est aussi lui le gentil. Car cet espace provincial est ce qui garantit à Joanna et Swann un équilibre émotionnel, un soutien psychologique, une identité, un habitat. Loin d'être juste un décor, il est décrit précisément, dans sa beauté et ses particularités, et il est peuplé de personnages nombreux, profonds, multiples, et extrêmement attachants, dans tous les sens du terme: ce sont eux qui vont aider, par petites touches, à attacher les rêves de Joanna et de Swann à la réalité.

Je ne vais pas spoiler la fin, mais la présence d'une Grande Ville dans l'intrigue, avec tout ce qu'elle comporte de possibilités, mais aussi de risques, ajoute à la complexité du portrait psychologique des deux personnages et à la subtilité de cette description de l'espace provincial.

Ici je trouve qu'on a une histoire qui place en miroir, de manière profondément juste, les ambiguïtés et les difficultés de l'amour adolescent et celles de toute relation à l'espace, dans ce qu'il a à la fois de libérateur et de restrictif - particulièrement, ici, l'espace provincial rural dans ce pays très centralisé qu'est la France.

Le second exemple que j'ai pris dans mon papier, c'est celui de trois livres dont on va dire pour simplifier qu'ils 'parlent des attentats': Samedi 14 novembre, de Vincent Villeminot, Sauveur et Fils Saison 3, de Marie-Aude Murail, et A la place du coeur, d'Arnaud Cathrine.

Ces trois livres parlent beaucoup plus de Paris, et des tensions entre l'espace parisien et l'espace de la ville moyenne provinciale. Il me semble que dans ces récits, la province fonctionne de manière très intéressante comme un espace dans lequel le drame 'parisien' va se trouver décentralisé, 'digéré', absorbé, et enfin transformé en récit à la fois national et personnel.



On a d'abord Samedi 14 novembre, où le héros, d'abord désigné comme B., vient de perdre son frère tué par un terroriste à la terrasse d'un café le vendredi 13 novembre 2015. Reconnaissant l'un des terroristes au petit matin du samedi, B. le suit dans divers trains jusqu'à se retrouver dans une ville côtière du Pas-de-Calais (Berck, il me semble) où il prend en otage, dans un huis clos qui dure presque tout le roman, le terroriste et sa soeur. A la fin, puis à la toute fin (no spoiler promis), on a des scènes de plage importantes.

Pour moi, Samedi 14 novembre a la structure, sinon narrative, du moins symbolique, de Max et les Maximonstres. La comparaison peut sembler étrange, mais dans les deux cas on a un protagoniste qui, déguisé en loup, poursuivant sa colère et sa frustration, arrive dans un espace étranger où il devient roi des monstres, maîtrisant ses angoisses et son désir de violence, puis retourne d'où il est venu, 'où son dîner est encore chaud'.

presque pareil

 La résolution, évidemment, n'est pas si aisée dans Samedi 14 novembre, mais le personnage, s'échappant de la capitale en grande pagaille, va se défaire de son costume de loup - de sa violence, de sa férocité - dans un espace provincial où il n'y a pas de pires monstres que ceux qu'il a emmenés avec lui. Dans cette petite ville, dans cette petite chambre, dans ces espaces confinés, B. (re)trouve un prénom, et un début de raison.

Comme Max, qui arrive et repart par la mer, le protagoniste se plonge dans le spectacle de la mer, pour s'absorber dans la contemplation à la fois du présent, de l'avenir et du passé (je travaille dur pour ne pas spoiler là), et c'est cette mer, pas hyper sexy - on n'est pas sur la côte d'Azur - mais fiévreuse et grise comme lui, qui va porter ses espoirs et ceux du lecteur à la fin.

La distance entre le lieu (provincial) de l'intrigue et la capitale est aussi extrêmement importante dans A la place du coeur et dans Sauveur et Fils, où les personnages 'vivent' les attentats depuis des villes de province, principalement par l'entremise des médias, mais aussi par des relations plus ou moins lointaines, par une peur rétrospective pour certains (pas spoiler, pas spoiler), et plus généralement par l'impression 'd'y être sans y être'.


Dans A la place du coeur saison 1, les 'événements' de Paris sont vécus par procuration, pourrait-on dire: par la grâce (ou le malheur) des sentiments d'empathie et d'identification qui s'emparent des personnages. Il va alors se rejouer dans leur ville de province une version dérivée, pourrait-on dire, de ce qui est en train de se passer à Paris (pas spoiler...).

Paris est le point de chute final de la saison 1 d'A la place du coeur, et l'un des lieux principaux de la saison 2. Mais avant cela, le choix du lieu de la ville de province a instauré dès le début un écart géographique et narratif entre 'lieu des attentats' et 'lieu du récit'. A travers cette distance, 'les événements de la capitale' sont depuis le début décentralisés: ils concernent tout le monde et chacun, ils appartiennent à l'imaginaire de ceux qui ne les ont pas vécus, et qui en deviennent eux aussi les victimes, eux aussi les héros, eux aussi les possesseurs et les passeurs.
  
A la place du coeur et Sauveur et Fils fonctionnent de manière assez similaire: en plaçant leurs personnages et leurs histoires hors de l'épicentre géographique des attentats, ils montrent de manière particulièrement subtile les processus complexes par lesquels le drame 'parisien', vu dans les écrans, discuté à l'école, digéré, expurgé, remâché, tu, vocalisé, etc., va devenir une histoire nationale. Et cette histoire, partagée par tous, va à son tour se connecter à des myriades de tragédies, ainsi que de joies, individuelles.

Je m'arrête là mais il y aurait beaucoup d'autres choses à dire (et de l'analyse de texte en plus, que je ne vous impose pas). Je serais curieuse de savoir si parmi les écrivain/es qui me lisent, la question non seulement du lieu, mais de son statut 'provincial' ou 'capital' (que ce soit en France ou ailleurs, d'ailleurs), vous préoccupent à l'écriture. Quant à vous, lecteurs, lectrices, est-ce que c'est important à la lecture?